Deux voyages en un — Ambronay (1) — Amore siciliano

21 Septembre 2014

L’an dernier, au moment de me décider pour le moment où j’irai à Ambronay, j’avais dû choisir entre aller écouter la Cappella Mediterranea et Correspondances, Leonardo García Alarcón ou Sébastien Daucé. Ayant déjà entendu les premiers et pas les seconds, j’avais choisi ces derniers et bien m’en avait pris, comme vous vous en souvenez (peut-être). Pour cette nouvelle édition, les organisateurs semblent avoir eu soin de mon bien-être en regrouppant les deux ensembles pendant le même week-end. Difficile d’imaginer deux programmes plus différents dans l’esprit comme dans la forme ! D’un côté, Amore Siciliano, l’Italie du Sud, une musique qui semble refléter le brûlant soleil de Palerme, l’ausonien mélange des genres ; de l’autre, l’apparente froideur des églises de Paris, l’entremêlage savant des voix, le deuil de Charpentier (Messe pour les trépassés, motet pour les trépassés, leçon de ténèbres) et l’« autre » Te Deum, celui qui triomphe plus doucement ; des deux parts, certaines qualités communes, comme le soin extrême au détail, des lignes, un goût certain de l’hédonisme.

Après ce préambule, je vais rendre compte séparément de l’un et de l’autre concert. L’un comme l’autre peuvent être revu et réécouté sur Culturebox, nouveauté d’autant plus appréciable qu’elle me permet de dire : lecteurs, ne regrettez pas trop de n’y avoir pas été, et palliez.

La fascination exercée par la Sicile sur Leonardo García Alarcón n’est pas vraiment un secret, et en un sens, Amore siciliano peut-être perçu comme une espèce de suite au diptyque Falvetti. Le chef argentin explore ici l’île autrement, en faisant se côtoyer ses compositeurs avec des musiques traditionnelles. Cette idée aurait pu naître, comme il l’expliquait lors de la « mise en oreilles » du concert (une introduction, si vous préférez) de la fréquentation des musiques savantes de la Sicile — chez Falvetti, par exemple, rappelait-il, dans les chœurs, chaque ligne pourrait presque être isolée pour devenir une chanson — et de la peinture : après tout, la peinture ancienne, ce ne sont pas que les sujets historiques et religieux, ce sont aussi les scènes de noces, ce ne sont pas que les portraits, ce sont aussi les scènes de la vie quotidienne. Mais c’est de l’intervention de Francesca Aspromonte, soprano qui était la Musica dans L’Orfeo de l’Académie d’Ambronay l’an passé que véritablement le spectacle est né. Je ne commets pas une indiscrétion en vous le narrant : le chef lui-même racontait comment en entendant la jeune artiste chanter, après une répétition ou une représentation d’Elena de Cavalli, de ces chansons du Sud de l’Italie qui avaient bercé son enfance, il avait voulu en intégrer à Amore siciliano. Dès lors, l’un de ces chansons — celle qui raconte l’histoire de la belle Cecilia à qui un noble propose la liberté de son amant emprisonné en l’échange de “services amoureux” — est devenue le fil conducteur de ce qui est devenu non pas un concert mais un spectacle.

Villa Niscemi Palermo
N’oublions pas que des hommes et des femmes ont vécu sous ce plafond…

Si la métaphore de la peinture ne fonctionne qu’à moitié — les tableaux qui représentent des scènes populaires émanent de peintres “savants”, alors que les chansons populaire émanent du “peuple” —, l’absence de solution de continuité, de barrière entre le domaine musical savant et populaire ne saurait être nié ; je suis bien placé pour le savoir, puisque j’ai moi-même travaillé sur des airs connus (populaires) qui prenaient leur origine dans des compositions savantes, et vice-vesa. Ce qui est populaire, ce n’est pas seulement ce qui émane du peuple, mais aussi ce qui est connu de lui. Cet exemple est français, direz-vous ? Pensez donc à La Veglia, cantata a 6 voci per la Nascita di Nostro Signore de Cristofaro Caresana — Naples n’est pas si loin de la Sicile…

D’ailleurs, vers le début d'Amore siciliano, l’enchaînement de «Fermarono i cieli» — attribuée à Sant’Alfonso Maria de’ Liguori (1696-1787), mais aujourd’hui populaire, comme en attestait le commentaire d’un Italien sur un réseau : Le canzoni che cantavo da piccolo! — auquel répond un passage polyphonique de la cantata pastorale «Qual suono», cet enchaînement, dis-je, montre à quel point l’idée de Leonardo García Alarcón était judicieuse, et tout le spectacle chante à quelle point elle était fructueuse.


«Fermarono… et «Qual suono»

L’entrecroisement de domaines assez différents me paraît assez typique de l’Italie. Voit-on pas à la messe de l’Assomption à Florence (anecdote vécue) des gens qui peu d’heures auparavant étaient vraisemblablement en boîte de nuit ? (Leur tenue en atteste parfois…) Ceci me semble parfaitement bien illustré par le passage du Kyrie d’Orlando di Lasso et de la vaste Ninna nanna Gesù entremêlant savant et populaire, au début de la cantate Ho vinto, Amor et la chanson U Ciucciu : au sortir de l’église, la vie reprend ses droits, et après la dévotion, les préoccupations humaines ont leur place aussi.


La scalinata della Chiesa Madre, Palma di Montechiaro © Antonio Politano

Il me faut dire ici qu’il n’est guère aisé de parler précisément de ce programme eu égard à sa forme. Plutôt que de proposer des cantates entières, la plupart sont morcelées : à un air de telle cantate va répondre une chanson, puis on retrouvera un autre air… Leonardo García Alarcón évoquait lors de la mise en oreille la difficulté qu’il y aurait à convaincre producteurs de spectacles et spectateurs à programmer ou à venir à un concert constitué de cantates de Cataldo Amodei, par exemple — autrement dit d’un musicien certes très intéressant, mais totalement inconnu —, et prenait à témoin l’exemple de Falvetti : lors de la première du Diluvio universale, l’abbatiale n’était pas fort remplie — ce qui ne manque pas de sel quand on songe à la destinée de cette production par la suite. Amore siciliano est donc aussi — car c’est beaucoup de choses, en fait — une manière de biaiser le problème en faisant à partir de ces pièces un petit spectacle, et en particulier en les reliant à une intrigue.

a Santuzza bedda

À chaque chanteur revient donc un personnage (Cecilia, son aimé Giuseppe, le noble qui veut la… euh… “l’aimer”, appelé ici Don Lidio, et son épouse, Isabella), la plupart ayant été plus (Doña/Donna Isabella) ou moins développés, d’autres inventés — Santino, le comparse de Don Lidio qui lui donne la réplique. Il ne s’agit pourtant pas vraiment d’une action dramatique mise en musique, mais d’un drame qui lierait entre elles diverses pièces de musique. La construction est aussi judicieuse qu’efficace, sans prétention. Leonardo García Alarcón le disait lors de la mise en oreilles : nous sommes ici dans le domaine de l’intime, de la musique pour tout un chacun ; les madrigaux étaient pratiqués par des particuliers, des amis qui se réunissaient pour faire de la musique — et si leur construction musicale savante paraît bien éloignée de celle des chansons, leur destination, elle, ne l’est peut-être pas autant qu’il y pourrait paraître.

On pourrait discuter à l’infini sur bien des points : est-il judicieux de “découper” ainsi des pièces de musique pour les coller dans une intrigue ? et ce mélange savant-populaire, n’est-ce pas un peu facile ? (On peut aussi se dire que je me pose trop de questions.) L’on peut répondre à la première objection que Leonardo García Alarcón a d’ores et déjà pensé que si le programme devait être enregistré — et, bonne nouvelle ! il semble qu’il le doive être —, les pièces retrouveraient, bien sûr, leur intégrité, et l’objet discographique serait bien différent du spectacle ; un concert et un disque ne sont pas une même chose. L’élément populaire est, pour sa part, assez réduit, il agit plutôt comme touches, touches destinées à rappeler que les compositeurs ne vivaient pas dans leur tour d’ivoire, non plus que ceux qui écoutaient ou pratiquaient la musique. D’ailleurs, la signora Francesca Aspromonte elle-même, qui chantait la Musica de Monteverdi l’an passé, qui chante du Mozart souvent, qui ce soir prêtait sa voix à Amodei, Lasso, Sigismondo, ne chante-t-elle pas elle aussi ses chansons du Sud de l’Italie ? Pourquoi faudrait-il ranger les deux choses dans des boîtes absolument hermétique ?

Et puis, je repense à ce qu’a dit le grand chanteur russe Chaliapine lors des obsèques de Lucien Guitry : « On donne tous les soirs un peu de son cœur au public… et le public qui vous voit passer dans la rue demande “Combien gagne-t-il chaque fois qu’il joue” ? » Au-delà du cas précis, ce triste mot sur le plus grand comédien de son temps nous avertit : nous sommes là, à décortiquer, à discuter indéfiniment, nous poser mille questions alors que, pour adapter un autre mot sur Lucien Guitry, tout cela « dépasse [ces discussions], tant [cela] apporte de satisfactions. Il serait vraiment ridicule, gâté comme on l’est, de demander autre chose » (Gabriel Boissy, à propos d’Alceste joué par L. Guitry, 1924). Ainsi, ne disputons pas davantage, et renvoyons les grincheux à leurs grincements.

Disons maintenant un mot des pièces de musique, car elles valent bien la peine qu’on en parle. Les cantates sont très intéressantes et réservent souvent de belles surprises, des virages harmoniques, de belles lignes. En voici la liste :

Vincenzo Tozzi (1612–1679) : «Qual suono», cantata pastorale
Tommaso Carapella (1665–1736) : «Ho vinto, Amor», duetto giocoso
Cataldo Amodei (1650–1695) : «Va, che l’hai fatto a me», «In solitare arene», La Parca, et «Tirannide vezzosa»
Corrado Bonfiglio : «Caro amante»
Filipp Muscari : «Occhi stativi attenti», trio morale

Il y a donc bien de la matière musicale. La plupart de ces pièces viennent — c’est Leonardo García Alarcón lui-même qui l’indiquait — des archives de la cathédrale Saint-Jean de Malte, laquelle conserve un fonds très riche et peu exploité par les musiciens. Il n’est guère aisé de s’en faire une idée indépendamment du spectacle. Ainsi, les cantates de Cataldo Amodei sont originellement a voce sola (c’est-à-dire avec basse continue, tout de même) ; elles se retrouvent ici distribuées à différentes voix. On peut tout de même remarquer qu’il y a assurément dans la plupart de ces cantates une envoûtante beauté des lignes mélodiques (du chant comme de la basse) et une vive versatilité qui charment autant qu’elles touchent et transportent.


«In solitare arene de Cataldo Amodei

Quant aux madrigaux de Sigismondo d’India (né à Palerme, même si on l’oublie souvent), je les trouve toujours d’une beauté absolument subjugante. Quand surgit le premier, «Mercè, grido piangendo» (du Troisième livre), c’est un véritable perce-cœur — je suis très submersible à la musique de Sigismondo. Le second n’est pas tout à fait une surprise : «Dispietata pietate» avait été enregistré par la Cappella Mediterranea dans le disque consactré chez Ambronay à Barbara Strozzi. Heureuse surprise, en revanche, qu’un (rare) madrigal d’Alessandro Scarlatti (né à Trapani, non loin de Palerme), «Mori, mi dici».

Chanteurs et instrumentistes de la Cappella Mediterranea rendent également justice à tous ces différents genres. Le continuo est riche, fourni, mais pas fouillis, et d’une efficacité sans aucune ostentation vaine. Les instruments mélodiques excellent aussi bien à chanter qu’à accompagner. Chaque chanteur tient sa partie avec les honneurs, avec, du côté d’Emiliano Gonzalez-Toro un abattage certain, et du côté des deux dames, Francesca Aspromonte et Mariana Flores, des qualités similaires de charme du timbre, de soin de la ligne, de délicatesse comme d’investissement. Toutes deux sont également touchantes dans leur parfaite justesse de jeu comme de chant — ce que l’on pourrait sans doute, en faire, dire de toute la Cappella et de la “mise en espace” proposée par Emmanuelle Bastet. Quand Mariana Flores et Francesca Aspromonte pleurent ou chantent leur malheur, leur désarroi, on est presque étonné de ne pas soi-même se lever de son siège pour aller les consoler.

sono colori del Sud

Pour reprendre la métaphore des tableaux, on serait tenté de se dire que c’est une sorte de galerie, avec de grandes scènes, composés avec l’art le plus consommé, et d’aimables compositions intimistes, peut-être des dessins… Il convient de ne pas demander à chaque pièce autre chose que ce qu’elle a à nous donner : les chansons ont leur charme autant que les madrigaux à cinq voix, et c’est aussi au public que nous sommes à savoir savourer ce qu’il y a à goûter à chaque plat. J’aime la Canzone di Cecilia comme j’aime «In solitare arene» d’Amodei, et puisqu’on a la bonté de m’offrir les deux, je ne choisis pas. Il me semble que l’équilibre est idéal : ne jamais en faire trop, mais toujours en faire assez, laisser la place à la musique, la servir, la porter, la faire vivre. Car, ici, il ne s’agit pas de musée, cela, véritablement, vit. E viva l’Italia!

sò ragazzi....

Amore siciliano
Cappella Mediterranea, dir. Leonardo García Alarcón
Ambronay, 12 septembre 2014
à revoir et à réécouter sur Culturebox.

La plupart des photos ont été prises sur le compte Flickr de “Gigi Agostino”

Rédigé par L’Audience du Temps

Publié dans #Ambronay, #Cappella Mediterranea

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