Deux voyages en un — Ambronay (2) — La Victoire de Milan

28 Septembre 2014

Charpentier et Correspondances, c’est du sérieux. Et comme il est l’un des compositeurs français dont il est le plus honteux — pour la France ! (Oui j’ai lu du Guitry récemment, et le souci que cet homme-là avait de la gloire de son pays et surtout de sa culture est assez contagieux, surtout que j’écris ces lignes en pleines “journées du patrimoine”, ce qui ne peut que me faire enrager du peu de soin que l’on prend du patrimoine musical français) — compositeur dont il est honteux, dis-je, que de si nombreuses œuvres restent dans l’ombre des livres fermés. Ainsi, comment croire, « bon Dieu » (comme dirait Boileau), que la Peste de Milan ait fait jusque lors partie des inédits ? Comment se consoler qu’on entende à tout bout de champ (ou de chant) les Leçons de ténèbres de Couperin, qui ne nous en a laissé que trois, et jamais celles de Charpentier — dont nous en possédons trente-et-une, oui, trente-et-une, dans des formations diverses (une voix, plusieurs voix, avec instrumentations des plus diverses ou sans...), et de plus assorties d’un certain nombre des Répons qui doivent les suivre (j’en ai compté dix-neuf). Alors, oui, du Charpentier, nous en voulons, surtout de ces œuvres rarement données comme celles qui composaient La Victoire de Milan.

Autour de la Peste de Milan H. 398 (Pestis Mediolanensis) — qui évoque le triste épisode qui contribua grandement à la canonisation de l’archevêque Charles Borromée (Carlo Borromeo), lequel, pendant la peste qui désola la ville en 1575 et 1576, porta son aide aux malheureux, bravant la contagion —, Sébastien Daucé a construit un programme en trois temps. Le premier, le plus long, est consacré aux morts que fit la maladie avec le Motet pour les trépassés H. 311, une des Leçons de ténèbres, H. 120, et la Messe pour les trépassés H. 2. Un deuxième temps peut être lu comme l’évocation de la peste à proprement parler, avec une élévation ayant pour sujet la faim et la soif (Famem meam, H. 408) puis la Pestis Mediolanensis ; enfin, la « victoire » à proprement parler, constituée d’une Ouverture pour le sacre d’un évêque et de “l’autre” Te Deum, H. 147. Énuméré ainsi, on se dit « bon, voilà bien de la matière », mais quand on y est, on trouve cela finalement presque pas assez long. En fait, on ne touche à peu près pas terre, on s’embarque, on reste quasi bouche bée, et si le corps ne fonctionnait pas automatiquement, eh bien il y a fort à parier qu’on mourrait parce qu’on oublierait de respirer — c’est que, entendons-nous bien, la lecture de Correspondance est si pleine de souffle qu’on ne verrait pas la nécessité d’en prendre ailleurs et quand, dans Famem meam, on rencontre un Affamé et un Assoiffé, c’est sans doute que soit ils n’étaient pas au concert pour se nourrir de la musique de Charpentier, soit ils y étaient et ont cru que cela les dispenserait des aliments terrestres.

Il n’est guère aisé, pour moi, d’en parler, tant cela constitue, en quelque sorte un monde à part mais qui finit par m’être assez familier… Et qu’en même temps la lecture proposée par Correspondances est placée pour moi en premier lieu sous le signe de l’évidence — or, difficile d’aller au-delà de ce (très bon) signe. Si Amore Siciliano pouvait constituer une sorte de voyage dans la Sicile d’hier ou d’aujourd’hui, ou mieux d’un peu des deux, s’il pouvait évoquer des images, il n’en va pas tout à fait de même de La Victoire de Milan, qui fonctionne, pour moi, comme un système de références à peu près autonome. Autrement dit, il m’est à peu près impossible d’associer réellement des images concrètes à ces pièces de Charpentier — surtout, d’ailleurs, à celles de la première partie. Les compositeurs ne vivaient pas dans leur tour d’ivoire, ai-je écrit dans la chronique d’Amore Siciliano, ni les interprètes — mais en écoutant la Messe pour les trépassés à Ambronay, en la réécoutant ensuite via Culturebox, j’écoutais dans ma tour d’ivoire.

« Ne viens pas ici si tu ne peux pas abandonner tout ce que tu connais et recommencer à nouveau. » — Floriana

La Messe pour les trépassés à huit voix fait sans doute partie des plus belles œuvres que Charpentier nous a laissées, avec ses amples lignes presque abstraites. Il y a certes une espèce d’unité de climat, de sorte que les moyens mis en œuvre paraissent purement musicaux. Œuvre plus mélancolique, peut-être, qu’affligée, cette messe, composée et exécutée pour la famille de Guise marquée par deux deuils successifs en 1671–1672 — mort de Louis-Joseph le 30 juillet 1671, puis de Marguerite de Lorraine en avril 1672 —, est secondée par un Motet pour les trépassés datant de la même période et d’une atmosphère similaire, quoique, à mon sens, plus grave et moins tournée vers l’espoir des cieux — les lignes, en particulier, s’y font moins amples. Les deux œuvres cultivent cependant le même goût de la dissonance expressive comme de la déploration dans lequel il ne me paraît interdit de voir l’héritage ou l’enseignement de Carissimi — je pense, par exemple, à la superbe fin de Jephte.

À ce jeu-là, Correspondances excelle, magnifiant, bien sûr, les lignes, mettant en avant leurs jeux, leurs rapports, rendant la partition à la fois d’une extrême lisibilité et vibrante d’émotion simple, retenue, juste.


Première page autographe de la Première leçon pour le mercredi H. 120.

La Première Leçon pour le mercredi H. 120, plus tardive — comme plusieurs autres, elle aurait été composée au début des années 1690 pour les Jésuites — ne relève pas tout à fait de la même esthétique. Ceux qui sont habitués aux longs mélismes sur les lettres hébraïques en seront ici pour leurs frais, car l’écriture vocale se fait beaucoup plus sobre. Ainsi, cas extrême mais d’autant plus emblématique qu’il est initial, Aleph, deux syllabes, deux notes. En fait, la fonction ornementale est assurée dans ces pièces par l’important effectif instrumental qui accompagne la voix : quatre parties de cordes, deux parties pour les instruments à vents — flûtes, qui peuvent alterner, d’après la partition, avec les hautbois. Nous voilà bien loin de la seule basse continue qui accompagnait les leçons de Charpentier de 1680, et qui accompagnera plus tard celles de Couperin et de Lalande. Le soin d’agrémenter la musique est donc ici confié davantage au riche accompagnement instrumental qu’à la partie vocale elle-même, et ce sera tout un jeu de ritournelles variées entre les divers instruments, de contrepoint, de contreparties… Il ne s’agit pas dans cette leçon d’un cas isolé, puisque deux autres suivent de la même forme, et que trois autres (H. 123–124) sont d’effectif similaire, et même plus brillant — hautbois, flûte traversière (indiquée explicitement comme telle), deux violons : quatre instruments aigus ! La voix est confiée, dans la partition, à une basse-taille (baryton). Sébastien Daucé a choisi ici de faire chanter la partie, transposée à l’octave, par Lucile Richardot, choix qui me paraît cohérent avec l’esprit du temps — Couperin indiquera dans l’avertissement de ses propres Leçons qu’on peut les adapter à toutes sortes de voix — et même à celui de Charpentier puisque Catherine Cessac mentionne que la Leçon H. 92, composée en 1670, avait été reprise dix ans plus tard et adaptée alors à la circonstance. Il faut enfin avoir considération des voix exceptionnelles qui justifient des usages exceptionnels, comme la voix grave de la Mère Desnots dont Charpentier disposait à l’Abbaye-aux-Bois et à laquelle il destina la belle partie grave du répons In monte oliveti H. 111. Il me semble que le timbre moiré de Lucile Richardot justifiait, ici, l’adaptation, et l’on se réjouissait de l’entendre autant et si bien. Cette Leçon en était une, de force du propos comme de modestie, de hiératisme expressif mais sobre. Solemnité et humilité. Il se dégageait de cette pièce — comme des autres, mais c’était peut-être une gageure dans celle-ci qui est particulièrement peu conforme à nos habitudes — une impression d’évidence. Sébastien Daucé, Lucile Richardot et Correspondances ont su trouver l’exact point d’équilibre de toutes les composantes de cette musique, s’y placer et s’y maintenir.

La deuxième partie présentait des pièces d’écriture moins suspendue et, si je puis dire, plus matérielle. Si le Motet et la Messe tous deux pour les trépassés pourraient avoir pour équivalents picturaux une mise au tombeau et une ascension, la Peste de Milan serait plutôt une grande scène historique avec de nombreux personnages, du clair-obscur, sans doute de l’agitation d’un côté et de la lumière au centre ou en haut. La pièce évoque d’abord les tourments de la peste, qui n’épargne personne, et conduisent au véritable drame : extinctus erat amor proximi, « l’amour du prochain s’était éteint ». Du coup, chacun appelle à l’aide : clamabant ægro tantium ora, suspirabant morientum pectora (« de nombreuses bouches exhalaient leurs souffrances, les poitrines des mourants soupiraient »). Après l’avoir répété à trois reprises cet état de fait et sa sombre contrepartie — et non erat auxiliator, « et il n’y avait personne pour porter secours » — justement l’auxiliator qui est le véritable objet de la pièce musicale, magnus Dei servus Carolus, Charles Borromée, est présenté par un chœur qui dépeint sa hâte, son agitation à venir en aide aux malheureux. Toute la deuxième partie de l’œuvre décrit ses bontés, son abnégation, son humilité, sa charité, qualités qui, dit le texte, « comme le soleil, au rang des bienheureux l’élève[nt] dans le ciel » (velut solem inter beatorum agmina affixit cælo). Le fait que cette œuvre célèbre celui qui fut un proche de François Borgia, supérieur général de la compagnie de Jésus, fait supposer que, comme Mors Saülis et Jonathæ et Josue au début des années 1680, la Pesta Mediolanensis, datée de 1679, aurait été composée pour les Jésuites.

Délaissant les vastes surfaces des pièces de la première partie, l’ensemble Correspondances met ici en avant les contrastes, sans les outrer, aussi bien entre les différentes sections qu’à l’intérieur de chacune. Les mots prennent ici davantage de poids et plus que la poésie des pièces funèbres, on est ici dans l’éloquence : il s’agit déjà, comme dans le Te Deum qui suit dans le programme, de célébrer.

Le Te Deum H. 146 a fait la gloire discographique et télévisuelle de Charpentier au point d’éclipser une bonne partie du reste de sa production, dont évidemment en premier lieu les trois autres Te Deum, puisque nous en conservons aujourd’hui quatre au total. Celui qui nous était donné à entendre ici, H. 147, a, comme son illustre homonyme, été composé pour les Jésuites, mais il n’arbore pas trompettes et tambours, il ne se vêt pas des mêmes ors versallais. L’oubli dans lequel il a été relégué est assez injuste car il s’agit d’une œuvre extrêmement plaisante, non dénuée de fort beaux passages, dans laquelle, comme dans les œuvres des années 1670 dont j’ai parlé plus haut et qui ouvraient ce concert, la ligne et le contrepoint sont à l’honneur. Moins pompeux, il en est aussi plus frais ; peut-être moins brillant, il est plus joyeux.


CCR Ambronay © Bertrand Pichène

Que dire de plus ? que louer davantage ? Correspondances épuise les superlatifs. Tout semble parfaitement fait, avec, je l’ai déjà évoqué, cette impression d’évidence, cette absence totale d’ostentation, avec un sens de la juste mesure réjouissant, un souffle porteur, une justesse du propos désarmante — mais aussi une générosité patente à transmettre la musique. Oui, Charpentier et Correspondances, c’est du sérieux, mais c’est surtout de l’amour, et de celui qui rayonne et irradie.

« Quand tu seras vieux, on ira tout le temps en avion tous les deux pour que nous ne manquions pas l’occasion de mourir ensemble. » — Sacha Guitry.

La Victoire de Milan
Œuvres de Marc-Antoine Charpentier
Ensemble Correspondances
Sébastien Daucé, dir.

Concert donné à Ambronay le 13 septembre 2014. À revoir sur Culturebox.

Rédigé par L’Audience du Temps

Publié dans #Ambronay, #Correspondances, #Marc-Antoine Charpentier

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