Ce que disent les cordes — Quatuors d’Arriaga par La Ritirata

27 Avril 2014

Avant de connaître les quatuors sur instruments anciens — et en particulier cordés en boyaux, pratique qui, d’ailleurs, persista au moins jusqu’aux années 1910–20 —, je n’aimais pas trop les quatuors à cordes. Les seuls qui m’avaient vraiment plu étaient ceux de Janáček, et je me désolais qu’il n’en ait composé que deux, alors qu’il y en avait quinze de Beethoven qui m’ennuyaient — car j’avais entendu une intégrale extrêmement fade, écouté sans doute sans assez d’attention, et trop jeune de plus : je suis revenu à de meilleurs sentiments depuis. Et puis, il y a eu la découverte du disque Schubert des Terpsycordes, en particulier de leur version du quatuor « Rosamunde » ; il y a eu leur beau concert à Ambronay qui réunissait Haydn, Beethoven et Ligeti… Il y a eu, dans un autre registre, le Huitième Quatuor de Chostakovitch… Et tout cela m’a rendu très amateur — ama-tor — de quatuors à cordes, en particulier historiquement informés.

Ce qui, en fait, m’apparaissait, c’était, comme avec les Janáček des Diotima, une manière plus vive, plus sangine, plus expressive de jouer les quatuors à cordes, bien éloignée d’une certaine tradition fort sage de la musique de chambre : dans ces chambres-ci, le lit est toujours fait, alors que dans celles que je découvrais, peut-être qu’il l’est aussi, mais au moins on y a vécu.

J’ai donc pu m’apercevoir que l’époque classique et le début du romantisme ont été un âge d’or du quatuor à cordes — avec en particulier Haydn et Beethoven —, ce que n’a fait que me confirmer l’écoute de l’opus 1 de Hyacinthe Jadin (1776–1800). Juan Crisóstomo de Arriaga (1806–1826) n’est pas tout à fait son contemporain (ils n’ont même pas pu se connaître ; il faut dire que quand on meurt à 20 ou 24 ans, on laisse peu de chances aux autres d’être leur contemporain), et pourtant le langage musicaux des deux compositeurs n’est pas sans similitude. Tous deux s’inscrivent dans le sillage de Haydn, qu’ils teintent, l’un d’un Sturm und Drang mélancolique, l’autre d’un soupçon d’optimisme qui n’est pas sans me rappeler le charme mélodique de la musique italienne du temps. Tous deux, aussi, ont eu le tort de mourir jeune, qui, outre que cela nous prive un peu de compositions, fait que certains commentateurs s’apesantissent davantage sur ce point que sur la qualité de leur musique.

Je connaissais déjà un peu Arriaga par les deux disques qui lui ont été consacrés par Il Fondamento (l’un pour la musique vocale, l’autre pour la musique orchestrale, qu’avait enregistrée aussi Savall, avec bien moins de bonheur) ; j’y trouvais déjà, dans certaines pages, ce plaisant mélange de style personnel et de conformité au goût du temps. D’autre part, connaissant La Ritirata par son disque Falconieri et un très vivifiant programme de sonates pour violoncelle de Boccherini. Or donc quand j’ai vu l’annonce d’une intégrale des quatuors à cordes d’Arriaga par La Ritirata, j’ai marqué mon impatience (oui, et il y a des gens qui supportent cela).

Dès la première écoute, j’ai été séduit ; la séduction n’a pas faibli aux réécoutes. Les quatre comparses font preuve d’une remarquable cohésion et d’un équilibre exemplaire, dominé — mais pas écrasé — par le premier violon fluide de Hiro Kurosaki et le violoncelle intense de Josetxu Obregón. Les deux parties centrales (Miren Zeberio et Daniel Lorenzo) ne sont pas en reste, qui ont aussi leur partie à chanter par endroits, et qui souvent complètent l’écriture avec une délicieuse acuité : sans attirer l’attention, même leurs notes, répétées, par exemple, vivent et animent l’ensemble ; on leur retrouve avec plaisir à leurs “solos”. Le son est vif, sans âcreté, mis en valeur par la précision de la prise de son.


Quatuor n° 3 en mi bémol majeur, Deuxième mouvement (Pastorale)

Les nuances sont fines, les phrasés délicats et expressifs, les dynamiques parfois débridées, mais jamais outrées… bref, cela sent son 1824 — année de publication, à Paris, du Premier Livre de Quatuors — comme l’année de composition de la Sonate pour arpeggione et piano et du Quatuor « Der Tod und das Mädchen » de Schubert, de la création de la Missa solemnis de Beethoven et de sa Neuvième Symphonie, mais aussi du Crociato in Egitto de Meyerbeer. C’est cette diversité du début du XIXe siècle, qui d’un côté regarde déjà vers le romantisme le plus effreiné, et d’un autre est encore très empreint de langage classique, qui d’une part voit éclore les derniers quatuors de Beethoven (la composition du Quinzième va de 1823 à 1825), et de l’autre La Dame Blanche de Boieldieu (1825), c’est cette diversité, dis-je, qui s’exprime dans les quatuors d’Arriaga, et La Ritirata l’a bien compris, qui chante telles phrases comme du Bellini, et joue telles autres comme du Rossini ou du Auber — la Pastorale du Troisième Quatuor, par exemple, en mi bémol majeur me fait désespérément penser à de la musique de ballet, ou plus généralement de la musique de scène, très haut de gamme, qui véritablement narre quelque chose. En vérité, je vous le dis, je vois déjà huit, douze ou vingt ballerines évoluer gracieusement à l’énoncé du premier thème… Et puis, quelle galbe, cette cantilène énoncée à l’alto (à 40 secondes), reprise en chœur ensuite ! Plus loin (2 minutes 30), les trémolos annoncent quelque chose de funeste, qui s’intensifie et culmine (2’54) en forçant les jeunes filles à fuir, euh, je veux dire, les violons dans l’aigu semblent exprimer leur crainte des trémolos de l’alto et du violoncelle… Avant que tout ne s’achève comme cela a commencé.

Globalement, cette lecture des quatuors d’Arriaga semble parler, raconter, que ce soit sur une scène ou dans un salon — c’est véritablement il suonar parlando. Ici joyeux bavardage d’une jeune fille — le thème de l’Allegro final du Premier Quatuor —, là murmurant tout bas — à la fin de l’introduction Andante ma non troppo du même mouvement… Le Quatuor en mineur, plus sombre, me semble témoigner d’une très grande maîtrise du genre aussi bien de la part du compositeur que des interprètes, sans pour autant rompre avec la force évocatrice des deux autres. L’Allegro initial me fait penser à de fiers personnages (notez que j’ai tout de même dit “personnages”) espagnols. Les lignes s’y déploient avec une intensité dramatique brûlante et vraiment prenante. L’Adagio con espressione (comme si le reste était senza espressione) qui le suit détend un peu l’atmosphère. (Je ne vais pas raconter tous les mouvements de tous les quatuors non plus, faites vos jeux !)


Quatuor n° 2 en mineur, Premier mouvement (Allegro)

Vous l’aurez compris, ces quatuors me paraissent le digne prolongement de ceux de Haydn, avec leur clins d’œil, et ils sont, à mon sens, bien éloigné des dissertations métaphysiques des derniers de Beethoven dont ils sont contemporains.

Il règne globalement dans ce disque une bonne humeur de connivence — même dans les moments plus ombrageux —, qui reflète tout à fait ce qu’écrivait Baillot — à L’Art du violon duquel se sont habilement référés les musiciens de La Ritirata, car il fut le professeur de violon d’Arriaga au Conservatoire de Paris — sur le quatuor :

il s’établit un rapport plus direct entre les exécutants qui ne sauraient être trop rapprochés les uns des autres pour ce genre de musique où ils doivent, pour ainsi dire, s’entendre à demi mot, et se dire quelquefois tant de choses à l’oreille.

Je ne saurais trop vous conseiller de vous inviter dans le salon où ces incandescents quatuors-là se jouent, de vous laisser imaginer ce qu’ont bien pu se dire à l’oreille Hiro Kurosaki, Miren Zeberio, Daniel Larenzo et Josetxu Obregón… et de les laisser parler aux vôtres.

Juan Crisóstomo de Arriaga
 : Intégrale des quatuors à cordes par La Ritirata.

Glossa, 2014. Ce disque peut être acheté sur le site de l’éditeur (moyennant, si mes informations sont exactes, pas de frais de port). Et il y a aussi un autre extrait.

Rédigé par L’Audience du Temps

Publié dans #Musique de chambre, #Arriaga, #La Ritirata, #Glossa

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