Retournons dans les bois… ‘Into the Woods’ de Sondheim au Théâtre du Châtelet

23 Avril 2014

J’avais prédit que Into the Woods pourrait nous rapporter une modeste rente annuelle ; je me surprends à dire que je ne m’étais pas trompé*, écrit Stephen Sondheim à propos de son musical créé à San Diego, en 1986, et étrenné à Broadway l’année suivante. Renaud Machart a relevé pour l’année 2012 « pour le simple territoire nord-américain, près de 90 productions dans de petites villes des États-Unis et du Canada ». C’est dire assez si l’œuvre est bien connue du public américain, et si l’on pouvait marquer quelque impatience à découvrir la production proposée par le théâtre du Châtelet en création française (!) au début d’avril 2014, diffusée par France Musique et proposée à la réécoute jusqu’au 15 mai.


Le rideau de scène du premier acte

Ce que je connaissais de la musique, par l’Original Broadway Cast, m’avait paru réaliser une synthèse à la fois de la science de compositeur de Sondheim (parfaitement illustrée, par exemple, par Sunday in the Park with George, que le même théâtre avait donné la saison dernière) et de l’aspect “facile d’écoute” que l’on attend en général d’un musical quand on aime les productions du duo Rodgers et Hammerstein (The Sound of Music, The King and I…). Une distribution, de plus, alléchante, achevait de piquer ma curiosité et de ne pas modérer mon impatience.

Je dirai peu de choses de la performance musicale. Elle m’a parue admirable. Tous les acteurs chanteurs m’ont semblé parfaitement remplir leur rôle aussi bien vocalement que scéniquement. Ce qui va m’occuper davantage, c’est la mise en scène.


Jack, sa mère, et la vache Milky White que Jack considère comme son amie

D’abord, quelques mots, sur l’œuvre. Into the Woods reprend et synthétise plusieurs contes de fées — Raiponce/Rapunzel, Cendrillon, le Petit Chaperon rouge, Jack et les haricots magiques — et les relie par une intrigue supplémentaire, dans laquelle un boulanger, rendu stérile par la vengeance de la sorcière sa voisine, part dans les bois, avec son épouse, en quête d’ingrédients que réclame ladite sorcière pour lever la malédiction : ce sont ces éléments qui font la jonction avec les autres contes, puisqu’ils doivent réunir une vache aussi blanche que le lait (celle que Jack doit vendre et contre laquelle il obtient les haricots), une mèche de cheveux blonds comme le maïs (prise à Raiponce), une chaussure aussi pure que l’or (celle de Cendrillon), et un Chaperon rouge (je pense pas que vous avez besoin que je vous explique). Ils réussissent dans cette quête, et cela occupe le premier acte.


Jack et sa nouvelle amie la poule aux œufs d’or, et le Petit Chaperon Rouge qui défend son chaperon décoré de fourrure de loup

Car, comme dans Sunday, le premier acte semble se suffire à lui-même, et se conclut comme si l’on allait en rester là. Que va-t-il donc se passer dans le second ? Hé bien, en se basant sur un détail, le haricot magique que le boulanger n’a pas donné à Jack, et qui a été lancé au hasard dans la forêt, a donc poussé jusqu’au ciel et permis à une dame géante de descendre sur la terre pour venger le meurtre de son époux, Sondheim et James Lapine (pas d’esprit mal placé : on prononce [lə-PĪN]) ont construit une intrigue, ou plutôt une suite plus psychologique, dans laquelle les personnages sont amenés à retourner dans les bois, à dialoguer, et à s’interroger sur leurs actes, c’est-à-dire, en fait, sur les contes de fées. Bien des détails de texte relient la première partie à la seconde, de sorte qu’elle constitue réellement une prolongement organique de la première et non un rajout, une sorte de versant réflexif. Par exemple, dans la première partie, la femme du boulanger interroge Cendrillon avec avidité sur le Prince qu’elle vient de rencontrer, et, au fond, l’envie. Dans la seconde partie, elle a une aventure avec ledit prince. (Rassurez-vous, une tromperie si honteuse ne reste pas impunie : la boulangère infidèle est immédiatement après le départ écrasée sous les pas de la géante… Le prince, par contre, n’est pas tellement puni.) D’ailleurs, les deux princes — celui de Cendrillon et celui de Raiponce — sont les seuls personnages qui n’évoluent à peu près pas, et recommencent une nouvelle quête comme si de rien n’était dans la seconde partie — l’un cherche la Belle au bois dormant, l’autre Blanche-Neige. Dans la première partie, ils chantent The harder to get, the better to have, à la fin de la seconde, The harder to wait, the better to have, et voilà toute leur évolution.


Cendrillon et le Boulanger

Tout cela est extrêmement moral à la fin, mais non dénué de pragmatisme. En effet, l’une des questions est : peut-on tuer la dame géante alors qu’au fond son motif de vengeance est tout à fait légitime ? Au lieu de proposer une morale idéalisée, basée sur une sorte de bien et de mal universel, Sondheim renvoie cela à l’intérêt de chacun, ce qui est résumé à la fin :

Witches can be right, Giants can be good;
you decide what’s right, you decide what’s good;
just remember: someone is on your side—our side
someone else is not.

Voilà qui invite le spectateur à remettre en perspective le happy ending (les personnages sympathiques des contes sont sauvés en tuant la géante) et à prendre conscience que ce n’est qu’une “bonne fin” possible, qu’elle nous plaît parce que nous sommes du côté du Chaperon, de Cendrillon, de Jack, du Boulanger… Sondheim lui-même note d’ailleurs qu’il a cherché à rendre les personnages attachants en les faisant très humains.

Sondheim voit en pariculier dans ses variations sur les contes, plus qu’un avatar des théories de Bettelheim — dont on a dit qu’il avait servi de source au spectacle, ce à quoi Sondheim répond que c’est « simplement parce que c’est le seul livre abordant ce sujet que connaît le grand public » —, une réflexion sur la malhonnêteté, les petites falsifications auxquelles ont recours les personnages, les intérêts personnels en jeu dans les contes, leur partialité… L’une des grandes forces de l’œuvre est, à mon sens, de ne pas dynamiter le manichéisme des contes, mais de simplement le mettre en lumière. Into the Woods n’est certaiement pas une œuvre subversive autant qu’une œuvre réflexive — et c’est en quoi, probablement, ce musical rejoint celui qui le précède dans la chronologie de Sondheim, Sunday in the Park with George — judicieuse idée du Châtelet, d’ailleurs, d’avoir représenté Into the Woods après Sunday.

Je m’en voudrais, enfin, de ne pas mentionner l’humour des lyrics de Sondheim. Comment résister, par exemple, à la première chanson de la Sorcière qui se plaint des vols du père du Boulanger dans son jardin ? La malédiction a en effet été lancé parce qu’il allait y chercher ce que la mère du Boulanger, enceinte, désirait plus que toute autre chose

Greens, greens, and nothing but greens:
Parsley, peppers, cabbages and cel’ry,
asparagus and watercress and fiddlefems and letture—!
He said, “All right,” But it wan’t quite, ’cause I caught him in the autumn in my garden one night!
He was robbing me, raping me,
rooting my rutabaga, raiding my arugula and riping up the rampion
(My champion! My favorite!)—

Le numéro des loups dialoguant avec le Petit Chaperon rouge, vaut son pesant d’or…

There’s no possible way to describe what you feel when you’re talking to your meal.

Un peu plus loin (un dernier exemple), alors qu’ils viennent de fourguer à Jack les haricots dont ils ont prétendu qu’ils étaient magiques (sans en rien savoir: Maybe they’re really magic, who knows?), la femme du Boulanger explique à son époux que tout le monde dit des mensonges :

If the thing you do is pure intent, if it’s meant, and it’s just a little bent, does it matter?
No, what matters is that ev’ry one tells tiny lies—
what’s important, really, is the size.

J’en viens (brièvement, en fait) maintenant à la mise en scène de Lee Blakeley. Elle est aussi pour beaucoup dans le plaisir que j’ai eu à cette soirée, parce qu’elle est en réalité assez littérale. Plutôt que de chercher à épurer, à conceptualiser, à adapter, à transposer, bref, à transformer l‘œuvre, elle la sert. Les décors d’Alex Eales sont beaux, les costumes aussi, la direction d’acteurs est claire, les éclairages sont expressifs sans attirer l’attention sur eux seuls… J’ai été content, parce que j’avais à aucun moment l’impression de voir Into the Woods de Stephen Sondheim et James Lapine à travers le filtre la mise en scène de Lee Blakeley, sans pour autant avoir sous les yeux quelque chose d’insipide. Tout m’a paru à la fois juste et beau — parce que beaucoup de mises en scènes me frustrent par leur manque de séduction visuelle, et inversement, d’autres me semblent déservir les œuvres qu’elles déforment.

J’ai vu Into the Woods un peu plus d’une semaine après Pelléas et Mélisande d’Angers-Nantes Opéra (Nantes, pour moi) dans la mise en scène d’Emmanuelle Bastet. Entre les deux, quelle différence ! Je n’ai pas beaucoup aimé la mise en scène d’Emmanuelle Bastet, dont j’ai trouvé qu’elle mettait cruellement en valeur la faiblesse du livret de Mæterlinck, en montrant à quel point au fond l’intrigue et bourgeoise et certaines formulations, au sens fort, bizarres (« je suis comme un aveugle qui cherche son trésor au fond de l’océan »…) — en ôtant l’onirisme, la féerie, tout cela est devenu, au lieu de poétique et mystérieux, criard et trivial. Malgré une jolie esthétique, d’ailleurs (éclairages, décors…), et d’indéniables qualités musicales (c’est un autre point), cette production angevino-nantaise a jeté devant mes yeux un éclairage très négatif sur l’œuvre de Mæterlinck et Debussy, et n’a fait que me donner encore plus envie de fuir les productions scéniques pour me concentrer sur le texte (musical ou littéraire) des opéras et autres œuvres du même genre.

Inversement, Into the Woods m’a réconcilié avec la scène. Il s’agit, à mon sens, d’une production exemplaire, et c’est sans doute un des meilleurs (je choisis volontairement ce mot) spectacles que j’ai vus**.

Into the Woods, musique et lyrics de Stephen Sondheim, livret de James Lapine, au théâtre du Châtelet du 1 au 12 avril 2014.

Les photos sont ©Marie-Noëlle Robert / Théâtre du Châtelet et ont été prises sur le tumblr du Châtelet. La belle affiche du spectacle est de Nicolas Buffe.

* Les citations, ainsi que plusieurs autres informations, sont tirées de l’excellent livre de Renaud Machart Stephen Sondheim, Actes Sud, 2013. Il y cite régulièrement une source de première main, « deux épais volumes, Finishing the Hat (volume I, 2010) et Look, I Made a Hat (volume II, 2011)…, recueil intégral et commenté des paroles de ses chansons ».

** Avec, par exemple, Monsieur de Pourceaugnac de Molière et Lully, mise en scène de Vincent Tavernier, par les compagnies Les Malins Plaisirs, L’Éventail et les Musiciens de Saint-Julien à Rennes.

Rédigé par L’Audience du Temps

Publié dans #Musical, #Stephen Sondheim, #Spectacle

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B
Merci beaucoup pour cet article qui nous fait découvrir de manière très vivante cette création moderne ! Et donne envie de la découvrir...
L
Merci, Bruno, de ton passage et de ton commentaire ! Ça fait toujours plaisir. Il doit y avoir un film, qui devrait sortir à la fin de l'année… évidemment, pas de la même production. J'ai demandé au Châtelet sur Twitter si ç’avait été filmé, ils ne m’ont pas répondu. Mais je crois que non.
S
Excellent article ! <br /> D'abord merci beaucoup pour la citation de Sondheim au sujet de Bettelheim. J'ai étudié la Psychanalyse des Contes de Fées pendant mes TPE au lycée et ça m'a toujours légèrement agacé qu'on le cite aussi souvent à propos d'Into the Woods : Bettelheim voit des allégories dans les personnages de contes, ou des figures-types d'adolescence, alors que Sondheim en fait des personnes. Peut-être qu'ils permettent encore une identification, mais ils ne sont plus une page blanche sur laquelle le spectateur pourrait projeter ce qu'il veut, ou pas davantage que d'autres personnages de comédie musicale. Pendant ce temps, Bettelheim nous parle phallus et menstruations. (J'exagère, je sais)<br /> Il y a juste un point sur lequel je ne suis pas d'accord : je ne vois pas la mort de la femme du boulanger comme une punition pour son infidélité. Si elle avait eu lieu dans le premier acte, les choses auraient peut-être été différentes, mais la Géante est une force aveugle qui jusque-là n'a jamais tué pour une raison (le Narrateur, Raiponce, etc.). Dans Look I Made a Hat, Sondheim la compare à une catastrophe naturelle qui frappe au hasard, et vu l'état des valeurs morales à ce moment de la pièce, qu'elle soit punie pour ça alors que d'autres personnages plus condamnables s'en sortent tranquillement, ça me semble étrange.
L
D’abord, merci pour ton passage pour ton commentaire ! Et pour le compliment.<br /> En ce qui concerne Bettelheim, un fait très symbolique : sur la page de FM, on lit que c’est une source d’inspiration. On lance l’écoute, et une des premières choses que Machart dit c’est qu’ ‘Into the Woods’ n’a rien à voir avec le bouquin. ;)<br /> Malheureusement, je n’ai pas ‘Look I Made a Hat’, je le cite d’après le livre de Machart.<br /> En ce qui concerne la “punition” de la Boulangère, c’est une boutade. Je n’y ai pas pensé sérieusement. Néanmoins, maintenant que j’y pense, je me demande dans quelle mesure il n’y a pas un sens à cette mort : peut-être qu’à défaut d’une punition morale, il s’agit d’une solution narratologique : elle n’a ainsi pas à se justifier ou à avoir des remords devant son époux. D’autre part, je me demande aussi si, ayant été infidèle, le personnage de l’épouse n’était pas vidé de son sens symbolique. Je surinterprète peut-être.