Barbara Strozzi, la compositrice
15 Mars 2013
Je dois bien le reconnaître : si notre époque s’est ingéniée à trouver dans son histoire culturelle des femmes-artistes, dans le domaine musical, les résultats m’ont parfois parus assez peu concluants (voire, dans certains cas, douteux). Ainsi, je me souviens de tels disques consacrés à Fanny Mendelssohn qui m’ont laissé dubitatif…
Il n’en va pas de même de Barbara Strozzi, et l’on aurait tort de réduire son intérêt à celui de la “femme-compositeur, produit rare”. On oublie tout à fait, en écoutant Barbara Strozzi, que l’on a affaire à une femme — comme on oublie en écoutant Bach que c’est un homme qui a composé. Elle est assurément l’une des voix originales de la musique italienne du premier baroque. Je n’hésiterais pas — même si les adorateurs d’Élisabeth Jacquet de La Guerre ne seraient sans doute pas du même avis — à en faire la plus grande compositrice avant Kaija Saariaho.
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Fille d’une servante, « née de père inconnu », comme dit la formule, sa chance fut sans nul doute que sa mère fût employée d’un important poète, Giulio Strozzi (1583–1652, portrait ci-contre). Il la reconnaîtra, tardivement, comme sa « fille élective » — habile formule qui ne nous dit pas s’il s’agit d’une adoption ou d’une reconnaissance. Peu importe au fond : grâce à Giulio Strozzi, Barbara va côtoyer les milieux poétiques et musicaux de son temps ; elle sera en particulier admise à l’Accademia degli Unisoni, branche musicale de l’imposante Accademie degli Incogniti. Elle reçoit une éducation soignée ; pour la musique, elle étudie avec rien moins que Francesco Cavalli.
La chanteuse est très tôt appréciée de ses contemporains. Le compositeur Nicolò Fontei, aujourd’hui bien moins fameux qu’elle, dédie en 1636 un recueil d’airs à celle que l’on appelle alors déjà “la Strozzi”, pour la remercier de la façon dont elle les chantait. Elle a 17 ans.
En 1644 — elle a 25 ans —, Barbara Strozzi publie son seul livre de madrigaux à deux, trois, quatre et cinq voix (opus 1). Son contrepoint, dans la droite ligne des récents derniers livres de Monteverdi, foisonne : les lignes vocales virevoltent souvent et l’on est bien loin de sages compositions scolaires. Suivrons sept autres opera — sans compter les cantates et ariette publiées dans des recueils collectifs où elle côtoie Cavalli, Cazzatti, Rovetta, etc. — dans lesquels le madrigal, désormais bien passé de mode, cède la place à de vastes cantates et lamenti. Dès l’opus 2, Cantate, ariette e duetti, publié en 1656 (j’évoquerai à la fin de ce billet une très belle pièce issue de ce livre, et donnerai le moyen de l’entendre), son style, personnel et fleuri, est largement affirmé. On le retrouvera jusqu’à son dernier ouvrage, les Arie a voce sola, op. 8, publié en 1664.
Ces vastes cantates font la part belle à la voix mais aussi à des accompagnements très soignés, qu’ils soient confiés à la seule basse continue ou bien à un continuo augmenté de deux violons. On est bien loin de la monodie accompagnée de quelques accords parcimonieux. Les phrases chantées sont amples, voire labyrinthique : sans virtuosité extrême — il n’y a pas là de pyrotechnies vocales —, de délicats mélismes ornent la ligne vocale. Il y a même quelque chose d’imprévisible dans le déroulement de cette ligne…
Notons encore deux faits remarquables. Mère de quatre enfants, Barbara Strozzi restera sans époux et les élèvera sans leurs pères — ce qui fait d’elle une figure curieusement dans l’air de notre temps. Par ailleurs, les textes qu’elle a mis en musique étaient bien souvent soit les siens, soit ceux de son père adoptif et bienfaiteur.
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Une telle figure, évidemment, a suscité une discographie (relativement) importante. Parmi les disques consacrés à la musique de Barbara Strozzi, j’aimerais en signaler trois qui me semblent des plus réussis et constituent, à mon sens, ce qui s’est fait de mieux.
Parmi les tous premiers disques de La Venexiana figure un très bel enregistrement de dix-sept des vingt-cinq madrigaux du Primo [Libro] de 1644 — dont tous ceux à quatre et cinq voix. Ce disque publié en 1997 par Cantus, est malheureusement épuisé et ne se trouve d’occasion souvent qu’à prix d’or*, mais peut être acheté en téléchargement sur Qobuz en vrai qualité CD, ou sur iTunes, et même écouté gratuitement — moyennant quelques publicités — sur Deezer. Pour les plus chanceux, qui parviendront à se procurer le disque original, le livret contient un texte très détaillé et passionnant, quoique la traduction française en soit assez maladroite.
Le madrigal, dans quelques-unes de ces pièces, semble parfois sur le point d’éclater, tant les voix s’émancipent et virevoltent. On sent un genre qui arrive au terme de sa (longue histoire). Pour autant, d’autres pièces sont plus “madrigalesques” et ne dépareraient pas un livre de Marenzio ou de Monteverdi. Pour rendre justice à la fois à ce foisonnement et à cet art du « chanter ensemble » La Venexiana semble tout indiquée : chaque voix y est, même séparée des autres, d’une qualité exceptionnelle, et les moments plus amples n’en sont pas moins réussis.
Autre disque peu trouvable** mais de très grande qualité, celui consacré à l’Opera Ottava par Emmanuella Galli et La Risonanza (Glossa, 2001). Fabio Bonizzoni, qui dirige l’ensemble depuis le clavecin, joue aussi avec La Venexiana. Des douze pièces qui composent l’op. 8 de Barbara Strozzi, huit sont ici enregistrées. Le continuo est aussi étincelant qu’expressif, soigné sans être affecté ou poseur ; Emmanuella Galli mâche ses mots et promène sa voix riche en couleurs enchanteresses au long dans de vastes phrasés incarnés par son timbre à la fois clair et chaleureux. Avec une relative sagesse, elle s’empare de la musique, s’autorise çà et là quelques effets dramatiques sans aucun mauvais goût, et semble parfois poussée jusque dans ses derniers retranchements, comme si la musique avait été écrite pour elle. Une lecture plutôt intimiste.
Plus près de nous, Leonardo García-Alarcón et sa Cappella Mediterranea ont célébré la Virtuosissima Compositrice dans un programme où des pages choisies majoritairement dans l’opus 1, mais aussi dans les opp. 7 et 8, côtoient — sans démériter aucunement — «Hor che ’l ciel e la terra» de Monteverdi et «Dispietata pietate» de Sigismondo d’India (Ambronay, 2009). Contrairement à La Venexiana qui prenait le parti des voix seules ou éventuellement accompagnées de la basse continue, Alarcón a choisi de souvent faire doubler les voix par des instruments (violons, violes, cornets et même flûte) et d’ajouter des ritournelles. Le résultat est plastiquement très séduisant, et la Cappella Mediterranea excelle à créer des ambiances. À chacune des deux sopranos échoit une pièce soliste : le superbe «Lagrime mie» à Céline Scheen, ici au sommet de sa forme, et à Mariana Flores «Che si può fare» — son timbre délicat, véritablement touchant, y fait merveilles de douceur et de phrasé, et c’est une des pistes du disque que je préfère (c’est d’ailleurs celle que j’ai choisie de placer en introduction). Le disque trouve du coup complémentaire des deux réalisations plus sobres, mais aussi plus austères, sus-mentionnées.
Enfin, je tiens à mentionner d’autres belles réalisations dans des disques qui n’ont pas été entièrement consacrés à Barbara Strozzi. Si les voix aiguës claires et agiles d’Emmanuella Galli, Mariana Flores et Céline Scheen — et Roberta Invernizzi, voir plus bas — se sont emparées des pages solistes de la compositrice, des voix plus graves n’ont pas manqué aussi de s’y intéresser.
Anne Sofie von Otter, dans son récital Music for a while (Archiv, 2005), ne chante qu’une pièce de Strozzi, mais c’est un Eraclito amoroso, accompagnée seulement par Jakob Lindberg au luth. Si le timbre de la mezzo-soprano suédoise semble au premier abord mal correspondre à ce que l’on attend de cette musique, la variété des couleurs et le raffinement du style font de cette lecture originale un jalon anthologique.
La mezzo-soprano française Stéphanie d’Oustrac n’a malheureusement que peu prêté son timbre chaleureux et son engagement à la Strozzi, mais elle chante dans le récital Ferveur et extase (Ambronay, 2012) un «O Maria» pris dans les Sacri musicali affetti véritablement habité, justifiant d’ailleurs, à mon sens, la “ferveur” évoquée dans le titre du disque.
Dans chacun des deux disques consacrés par Roberta Invernizzi et l’ensemble Bizzarrie Armoniche aux compositrices baroques, Strozzi est bien représentée: deux pièces dans le premier, Donne barocche (Opus 111, 2001, réédité depuis), et quatre dans le second, La Vendetta (ORF, 2004). (Sur ces six pièces, seul «Hor che Apollo» se retrouve également dans le disque d’Emmanuella Galli et La Risonanza.) Je signalerais en particulier, dans La Vendetta, le très beau et surprenant lamento «Sul Rodano severo»***, tiré de l’opus 2, qui met en scène la mort de Henri Coiffé de Ruzier d’Effiat, marquis de Cinq-Mars, ambitieux favori de Louis XIII. Cinq-Mars complotait contre Richelieu qui le fit arrêter, juger et décapiter à Lyon. Sur ce sujet, Barbara Strozzi a composé un lamento dont la majeure partie laisse la parole à l’âme de Cinq-Mars, tandis que l’extrême fin montre Louis XIII, repenti, en pleurs.
Références iconographiques
Le portrait de Giulio Strozzi est de Tiberio Tinelli. Il est conservé à la Galerie des Offices (Florence).
Le portrait présumé de Barbara Strozzi est de Bernardo Strozzi, à qui l’on doit également le portrait de Monteverdi. Il est conservé à la Gemäldegalerie de Dresde.
Références discographiques des extraits
1. «Che si può fare», extrait de l’op. 8. Mariana Flores, Cappella Mediterranea, dir. Leonardo García Alarcón. Ambronay, 2009, piste 5.
2. «Amor, amor», extrait de l’op. 1. La Venexiana, dir. Claudio Cavina. Cantus, 1998, piste 14.
3. «Cieli, stelle, deitàdi», extrait de l’op. 8. Emanuela Galli, La Risonanza, dir. Fabio Bonizzoni. Glossa, 2001, piste 8 (début).
4. «Silenzio nocivo», extrait de l’op. 1. Cappella Mediterranea, dir. Leonardo García Alarcón. Ambronay, 2009, piste 6.
5. «Sul Rodano severo»***, extrait de l’op. 2. Roberta Invernizzi, Bizzarrie Armoniche, dir. Elena Russo. ORF, 2004, piste 5.
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Notes
* J’ai eu mon exemplaire du Primo Libro par La Venexiana à Melomania, à Paris, à un tarif bien plus raisonnable. L’occasion, d’ailleurs, de signaler que pour les raretés, il est toujours utile d’y faire une recherche ; on peut également, quand on trouve, commander par correspondance. On peut aussi mettre une alerte pour être averti dès qu’un disque revient en stock.
** On peut le commander directement auprès de Glossa. Pour un envoi “standard”, il n’y a pas de frais de port.
*** Montserrat Figueras, dans le disque Battaglie & Lamenti, chantait également ce lamento, accompagnée par Hespèrion XXI. Comme ce disque est bien plus connu, j’ai préféré mettre ici en avant celui de Roberta Invernizzi, que je préfère, et qui de plus, contient d’autres cantates de Barbara Strozzi.
Ce billet ne serait pas complet sans au moins un renvoi pour entendre le superbe lamento «Lagrime mie», tiré de l’opus 7, avec son incipit, repris plusieurs fois dans la suite de la pièce, en arabesque orientalisante. Je vous propose une version avec Anna Caterina Antonacci, filmée au Teatro Comunale di Bologna. Certes, la performance n’est pas techniquement impeccable, mais néanmoins intéressante — ne serait-ce que par la présence d’Antonacci et son timbre bien différent de celui de Céline Scheen (avec la Cappella Mediterranea).