Couperin pour les violes
22 Mars 2013
Les deux suites pour la basse de viole avec la basse continue de Couperin constituent un recueil un peu mystérieux. Lors de leur parution en 1728, ces Pièces de violes n’étaient signées que des initiales « F.C. ». C’est le musicologue Charles Bouvet qui, en 1919, a fait le lien entre ces initiales et François Couperin, dont on savait, grâce aux “réclames” publiées en fin de ses autres livres, qu’il avait fait paraître des pièces pour la viole. Le « Grand » Couperin s’est donc fait discret en publiant ses pièces. Nous ne saurons sans doute jamais pourquoi.
Mais ce n’est pas le seul mystère qui entoure ce recueil. Il est aussi l’un des plus brefs qui soit consacré à la viole — le plus bref que je connaisse même. Deux suites, sept pièces dans l’une, seulement quatre dans l’autre.
Sans parler de cette Pompe funèbre qui est au cœur de la deuxième suite et dans laquelle on a voulu voir un “Tombeau” — les uns y voyant celui de Marin Marais, mort justement en 1728, les autres niant cette hypothèse pour le rapporter à ses proches. Mais, si Couperin avait voulu faire le “Tombeau” d’un particulier, comme l’avaient fait avant lui son oncle Louis Couperin, maints luthistes et Marais lui-même, et comme le ferait encore Charles Dollé (pour Marais, justement), il aurait bien pu l’écrire en toutes lettres ! C’est bien davantage, à mon sens, une procession, à proprement parler une Pompe funèbre, au rythme ferme et clair.
Que dire aussi de cette Chemise-blanche qui la suit ? Toutes interprétations en ont été données. D’ailleurs, suit-elle vraiment la Pompe funèbre ou a-t-elle été mise après elle ? Y a-t-il vraiment un souci de continuité narrative dans l’agencement des pièces ? Le Dictionnaire de Trévoux, comme le rappelle Philippe Beaussant, précise que prendre une chemise blanche est un terme du jeu d’hombre : « On prend chemise blanche lorsqu’on écarte les neuf cartes et qu’on en prend neuf autres. » Rien ne prouve cependant que c’est en ce sens qu’il faille entendre ici « chemise blanche ». Par ailleurs, le commentaire qu’en fait Philippe Beaussant ne me paraît pas exact :
« La chemise blanche » cela veut dire : « J’ai gagné… » Contre qui ? Marin Marais, bien sûr…
Or, prendre une chemise blanche ne veut pas dire gagner le jeu, mais changer toutes ses cartes.
Il ne me déplaît pas, à cet égard, d’y voir un recommencement, un re-départ, et s’il faut lire dans La Chemise-blanche la suite de la Pompe funèbre, comment ne pas penser à la résurrection de l’âme ? Rien ne vient, bien sûr, ni confirmer ni infirmer cette théorie, et le mystère reste entier. Mais j’ai toujours été frappé que la Pompe funèbre ne fût pas en mode mineur. Le seul passage en mineur de la deuxième suite, c’est la première partie de La Chemise-blanche, dont la deuxième partie revient au mode majeur, comme pour faire un bouclage avec ce qui précède et revenir à une atmosphère plus lumineuses. Et puis, cette Chemise-blanche explore abondamment l’aigu de la viole, de sorte qu’il ne me paraît pas idiot d’y voir une montée — les dernières mesures sont d’ailleurs marquées par un motif nouveau qui ne cesse de monter, et où même la basse est perchée dans les hauteurs :
Évidemment, ce n’est qu’une hypothèse — il y a toujours une petite griserie à essayer de percer le mystère.
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Ces pièces de violes de Couperin se sont attiré une sorte de vénération de la part des musiciens. Couperin est en effet l’un des très rares compositeurs qui ait consacré un recueil à la viole alors qu’il ne la pratiquait pas. Du coup, il n’est pas rare de mettre ses deux suites à côté des trois sonates pour basse de viole et clavecin de J. S. Bach. C’est ce que fait Jordi Savall dans le texte de présentation qui accompagne sa version. Répondant à une interview, Paolo Pandolfo avoue que les pièces de Couperin « n’ont pas fait partie de son répertoire de concert pendant de nombreuses années » ; il ajoute :
J’avais une sorte de révérence à leur égard, une sorte de respect particulier qui me tenait un peu à distance d’elles. (…) Couperin n’a pas écrit ce que l’on pourrait appeler de la musique spécifiquement pour viole de gambe ; il a simplement écrit de la musique.
Et de l’opposer ensuite, comme le fait dans le texte qui accompagne son disque Mieneke van der Velden, Couperin à Marais.
Parce qu’il n’a pas composé spécifiquement pour la viole, et parce ses pièces sont en petit nombre, Couperin a gagné le droit d’être, en quelque sorte, sacré : « nul ne décide sans raison d’inclure ces pièces à son répertoire » (Mieneke van der Velden).
Couperin n’était pas violiste, il a donc écrit sans avoir pleine conscience de ce qui tombe sous les doigts, et de ce qui au contraire s’avère plus ardu. Les difficultés techniques que recèle la partie de viole soliste sont principalement d’écarts de doigts — il y en a de très grands — et de tessiture — l’aigu est parfois très sollicité.
Mais le caractère véritablement original de ce recueil est surtout, à mon sens, son écriture bien particulière. Couperin a composé ses pièces de viole dans un style assez éloigné de celui de ses compatriotes contemporains : peu d’accords, beaucoup de mélodie, un peu de polyphonie. La Pompe funèbre, à cet égard, est une pièce merveilleuse, puisque la viole à elle seule termine d’un côté une mélodie pendant qu’elle en commence la contrepartie d’un autre côté. Rarement à la viole l’écriture polyphonique, plutôt que le jeu en accord, aura été si habilement construite et si subtilement menée. On a vraiment l’impression d’un lent dialogue entrecoupé de soupirs mutuels.
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Évidemment, ces pièces ont attiré bien des gambistes. Ainsi, c’est avec elles que Jordi Savall inaugurait les éditions discographiques Astrée de Michel Bernstein en 1976. Enregistré en décembre 1975, ce disque d’allure quasiment mythique — le premier Savall, le premier Astrée ! — a été réédité à la fin de 2012 dans la collection “Héritage” d’Alia Vox et c’est tant mieux car introuvable, il aurait manqué à bien des collections de disques.
On ne touche pas à la version de Jordi Savall sans quelque appréhension, en songeant au monument qu’elle représente, et ce d’autant que les instruments mêmes sont des pages d’histoire : Jordi Savall joue une basse à sept cordes d’anonyme français, tandis qu’Ariane Maurette joue la Barak Norman de 1697 que Savall avait acquise récemment — et qu’il a ensuite tant et tant joué. Quant au clavecin tenu par Ton Koopman, c’est aussi un original, de Gilbert des Ruisseaux, remis en état.
Les deux suites, le contenu des Pièces de violes avec la basse chiffrée par M. F. C. de 1728, et rien d’autre sur le disque. 43 minutes et 51 secontes. Sans doute ne se permettrait-on plus cela aujourd’hui ; on complète avec d’autres pièces. Il faut dire qu’avec ces seules deux suites, il y a déjà matière.
Certaines pièces réussissent particulièrement bien à Jordi Savall. C’est le cas du Prélude de la première suite, en mi mineur, dans lequel il semble se délecter de la texture polyphonique mise en place dans la partie de viole principale. C’est le cas également de la Pompe funèbre, où la complémentarité avec le continuo, et en particulier avec la seconde viole d’Ariane Maurette, est remarquable.
Je suis en revanche plus sceptique sur le tempo très modéré des mouvements plus vifs. L’Allemande légère de la première suite n’est guère très légère, justement, et sa gigue est bien modérée ; la Chaconne ou passacaille un peu routinière ; quant à la Chemise-blanche, on a peu conscience en écoutant cette version qu’elle est indiquée « très vite ». En revanche, l’absence de précipitation sied bien, à mon sens, à la Fuguette de la seconde suite.
Je l’ai dit, la polyphonie de la partie de viole est admirablement rendue. Le son est souvent beau, l’ambiance est douce et méditative — ambiance à laquelle contribue un continuo réduit. C’est une version qui, certes, ne me satisfait pas totalement à certains égards — j’ai évoqué mes réserves sur les tempi, j’en également sur certains ornements attaqués par la note même plutôt que par en haut, sur l’interprétation des “arpègements” dans le premier prélude, sur les croches inégales parfois un peu appuyées —, mais qui néanmoins reste toujours d’une grande sobriété, sans aucun effet de manche ; c’est une version qui semble faire une confiance aveugle à la musique et s’écoute avec plaisir.
Jordi Savall, basse de viole
Ton Koopman, clavecin
Ariane Maurette, basse de viole
Enregistré en 1975 pour Astrée, réédité par Alia Vox en 2012.
La version princeps de Savall, tout en étant musicalement passionnante, laissait la place à bien d’autres lectures. Celle de Philippe Pierlot, enregistrée pour Mirare en 2007, a particulièrement retenu mon attention par sa qualité. Avec un continuo à peine plus étoffé — s’y ajoute théorbe ou guitare, joués par Eduardo Egüez —, elle est tout aussi sobre. La fusion entre la viole de Pierlot et celle d’Emmanuel Balssa est moins évidente, mais l’ajout d’un instrument permet de varier sensiblement les textures et en particulier, pour les pièces plus douces, de laisser de côté le clavecin. C’est ce qui est fait dans la Pompe funèbre.
Ici, il n’y a plus de place pour la moindre approximation vis-à-vis des détails de la partition. Les tempi me paraissent idéaux, aussi bien dans les mouvements lens que dans les plus vifs (La Chemise-blanche est envoyée avec une dextérité qui, quand on en mesure la difficulté, est stupéfiante: l’indication « très vite » a pris tout son sens), l’ornementation soignée sans ostentation.
De plus, le jeu de Philippe Pierlot me séduit par la qualité de son phrasé. Il y a à la fois quelque chose de sage, de pondéré, et en même temps, j’ai l’impression qu’il est « au fond des notes », que chacune trouve bien sa place et son son.
Un regret, seulement : la prise de son d’Aline Blondiau, moins superlative que celle de Thomas Gallia pour Savall, laisse le clavecin, touché pourtant par Pierre Hantaï, en retrait. Elle est néanmoins chaleureuse sans réverbération excessive, bien que le disque ait été enregistré dans une église, et c’est presque davantage un regret de quand on lit la pochette qu’une réelle gêne.
Pour compléter le disque, Pierlot et ses comparses ont concocté deux “Concerts” à partir de pièces pour clavecin, dont les arrangements pour basse de viole et basse continue fonctionnent, à mon avis, très bien. C’est comme des pièces de viole de Couperin en plus, et, quoiqu’elles soient apocryphes, l’on ne peut que s’en réjouir. Il est amusant de constater que l’on y trouve Les Satires, Chèvres-pieds, La Flore, Les Sylvains et Les Vergers fleuris : après la tonalité vespérale des deux suites authentiques, celles-ci apportent un contraste plus léger et presque même pastoral. Et puis, peut-on jamais se lasser des Vergers fleuris et des Sylvains ?
C’est à la fois un très beau disque de viole et un très beau disque de Couperin. Autant de raisons pour le faire revenir souvent à l’écoute.
Philippe Pierlot, basse de viole
Emmanuel Balssa, basse de viole
Eduardo Egüez, théorbe et guitare
Pierre Hantaï, clavecin
Mirare, 2008.
Après deux disques consacrés à des pièces choisies de Marais, puis de Sainte-Colombe, l’intégrale du recueil d’Antoine Forqueray, la moitié de celui de Machy, Paolo Pandolfo s’est donc à son tour “attaqué” aux pièces de violes de Couperin, qu’il a enregistrées en septembre 2012 et que Glossa a fait paraître tout récemment.
Il était attendu qu’il y mette sa fougue, avec le panache qu’on lui connaît, et l’éclatante réussite des difficiles suites pour viole seule de Machy — difficile du point de vue musical, surtout ; j’en ai parlé de sa lecture ailleurs —, cette nouvelle version des pièces de viole de Couperin ne pouvait qu’être attendue.
Le continuo, bien que de même constitution que celui de Philippe Pierlot, est ici beaucoup plus présent. Il a même parfois tendance à masquer un peu la partie de viole ; c’est particulièrement vrai de certains passages du clavecin, quand la viole est dans la partie médiane de sa tessiture et qu’elle est facilement couverte. C’est vers le domaine chambriste que Paolo Pandolfo tire donc ces pièces.
Si cette lecture est pleine de couleurs et de contrastes — la Passacaille ou Chaconne de la première suite en témoigne bien —, elle ne m’a pas paru exempte de défauts qui, pour le dire franchement, m’ont un peu gêné. Je pense en particulier à l’aspect un peu hâché du discours de la viole soliste, accentué par la façon dont Paolo Pandolfo traite souvent une seule note (ou accord) comme un tout auto-suffisant. Il a tendance à attaquer piano puis à enfler rapidement la note un peu trop souvent à mon goût.
Pourtant, il ne tire pas, par ailleurs, sa partie vers son côté polyphonique, ce qui me paraît d’autant plus dommage que c’est une spécificité de ce recueil. Ainsi, souvent, au lieu de tenir une note et d’en ajouter une autre (ce que Bach fait également dans les Sonates et Partitas pour violon seul), comme par exemple dans la Sarabande de la première suite :
Pandolfo joue très clairement :
Il est bien évident que c’est bien là un choix, et non une difficulté technique qui guide cette interprétation — cette petite difficulté n’arrêterait pas Pandolfo !
Le caractère hâché du phrasé rend la Pompe funèbre brutale, quoique pleine de contrastes. Pandolfo semble avoir vraiment pris le parti d’en faire un Tombeau plutôt qu’une cérémonie. Les interprètes n’hésitent pas à écouter les notes pour laisser un petit silence entre elles, alors même que le clavecin remplit, avec un pont harmonique, le silence, noté cette fois, de la fin de la première partie !
Ces réserves mises à part, la lecture que Pandolfo et son équipe livrent ici est séduisante : vivante et originale, plus dramatique que méditative, il est certain qu’elle apporte un éclairage nouveau à ces pièces, même si cet éclairage n’est pas forcément celui qui me paraisse le plus judicieux. À cet aspect vivant contribuent grandement la réalisation fournie et très présente du continuo de Thomas Boysen et Markus Hünninger, ainsi que le pari de Pandolfo d’orner certaines reprises et d’en faire des “Doubles”.
Par ailleurs, Pandolfo a fait le choix de compléter le disque avec les “autres” pièces de violes de Couperin, c’est-à-dire celles qui figurent dans les Goûts réunis : Douzième et Treizième Concerts, ainsi que la Plainte pour les violes, du Dizième, qui clôt le disque en douceur. La seconde viole y est confiée à Amélie Chemin qui se revèle une comparse attentive et délicate, et ces pièces à deux violes sont, finalement, ce que je préfère dans le disque.
Les choix de tempi sont, comme on pouvait s’y attendre après le Machy, très satisfaisants, à la notable exception du terrible ralenti à la fin de la première partie en majeur de la Passacaille ou Chaconne et du tempo excessivement pressant de la Chaconne du Treizième Concert des Goûts réunis. La Gigue est en est vraiment une, la Chemise-blanche file à toute allure, tandis que les pièces lentes ne se hâtent pas.
Cette lecture renouvelle donc sensiblement la discographie des Pièces de violes de Couperin et plaira sans nul doute à ceux qui aiment que « ça bouge ».
Paolo Pandolfo, basse de viole
Amélie Chemin, basse de viole
Thomas Boysen, théorbe et guitare
Markus Hünninger, clavecin
Glossa, 2013.
Les lecteurs les plus curieux pourront lire également la chronique consacrée à ce disque sur Passée des Arts.
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Quelques mots de conclusion au terme de ce parcours à travers trois versions. Il est difficile de s’en tenir à une seule version des Pièces de viole de François Couperin, tant elles sont riches et originales, tant elles laissent de place aux lectures des interprètes. Paolo Pandolfo et Jordi Savall constituent sans doute deux versants inspirés de la discographie, en proposant deux versions presque diamétralement opposées. Au milieu de ces deux, celle de Pierlot est sans doute la plus rigoureuse, sans qu’il en résulte, à mon avis du moins, de froideur, même si indéniablement l’originalité n’est pas la même que chez ses deux confrères. Ne comptez pas sur moi pour couronner un “vainqueur” (fût-il aimable).
Extraits proposés.
1. Deuxième suite, Pompe funèbre, Jordi Savall.
2. Première suite, Prélude, Jordi Savall.
3. Première suite, Passacaille ou chaconne, Philippe Pierlot.
4. Deuxième suite, Prélude, Paolo Pandolfo.
5. Les Vergers fleuris, Philippe Pierlot.
6. Plainte pour les violes, Paolo Pandolfo.