Janussons et sautons de 2014 à 2015

1 Janvier 2015

Voici un tableau qui dépeint sans doute assez bien ce moment de l’année qu’est l’alentour du changement de millésime : on y voit quatre personnages qui semblent danser presque contre leur volonté, emporté dans un élan, et qui paraissent fort occupés à ne point se regarder, le tout au son de la lyre du Temps. Célèbrent-ils le temps qui passe, sous un ciel incertain ?


Nicolas Poussin, La Danse des Saisons, ou l'Image de la vie humaine (?), 1634–1636, 82,5 cm × 104 cm,
Londres, The Wallace Collection.

On remarque aussi, à gauche, un buste du dieu Janus auquel le premier mois de l’année doit son nom. Voilà une figure dont nous pourrions nous inspirer : ne devrions-nous pas comme lui ne pas nous contenter de foncer la tête la première vers l’avant mais aussi regarder derrière nous ?

D’autres ont dressé des résumés des évènements plus ou moins funèbres de l’année passée, je m’en abstiendrai donc. Décembre a été le mois des “n meilleurs disques de 2014” publiés çà et là — exercice auquel je ne me livre pas sans trembler car il y a plusieurs disques qui à mon sens ont été essentiels et dont, pour diverses raisons, je n’ai pas encore parlé. Je me contenterai donc de signaler trois disques dont j’ai parlé et qui ont, pour moi — ce sera très personnel — marqué le cours de l’année de manière durable.

D’abord, un disque qui avait en fait été enregistré et avait paru en 2013 : les deux quatuors de Ligeti par les Béla. Je me suis, dans ma chronique, assez étendu, je crois, sur l’espèce de révélation qu’avait constitué ce disque. J’ai eu l’occasion d’écouter depuis quelques autres pièces de Ligeti (mais j’ai toujours soin d’en garder pour plus tard), ce que je n’aurais certainement pas fait s’il n’y avait eu ces deux quatuors et ces quatre musiciens. Les concerts de l’ensemble Utopik, que j’ai suivis avec une certaine assiduité depuis que j’habite Nantes, ont sans doute préparé le terrain à cette ouverture plus large à la musique dite “contemporaine”, de même que la Folle Journée consacrée à la musique américaine du xxe siècle. À cette occasion, j’avais eu l’opportunité de rencontrer Florent Boffard — et je compte vous livrer très prochainement une transcription de mon entretien avec lui.

Second (oui, on a droit de dire second même quand il y aura un troisième : certes, certains grammairiens sont contre, mais l’usage le plus autorisé plaide pour le bon droit d’usage de ce mot) temps fort, la recréation des Fêtes de l’hymen et de l’amour de Rameau, en février à Versailles, par Hervé Niquet et ses troupes. Le concert fut diffusé en direct, puis un autre donné au Théâtre des Champs-Élysées de même, de sorte qu’ayant enregistré ce dernier, j’ai pu repaître mes oreilles un nombre incalculable de fois de cette merveille. Je me suis également précipité dès sa sortie, en septembre, sur le beau livre-disque publié par Glossa, dont je vous ai dit à quel point il constitue un apport majeur à la discographie ramiste. Si l’année 2015 n’est plus l’année Rameau — espérons du moins que le compositeur ne retourne pas trop vite dans les cartons où il a souvent été injustement laissé —, elle en portera encore quelques fruits discographiques que j’espère assez goûteux pour vouloir vous en entretenir.

Enfin, autre jalon discographique de première importance, La Forza delle Stelle de Stradella par l’ensemble Mare Nostrum, son charme infini, la beauté de ses timbres et l’exquise et fine douceur de sa sensualité et de son écriture aussi savante que séduisante m’ont accompagné à de nombreuses reprises. J’estimais Stradella auparavant, avec la Forza delle Stelle je me suis mis à l’aimer — ce qui me réjouissait d’autant plus que cela venait renforcer mon coupable penchant à l’italophilie. Je n’en attends qu’avec plus d’impatience les réalisations de l’ensemble Mare Nostrum, dont je ne doute pas qu’elle sauront porter haut les couleurs de ma patrie d’humeur, de peinture et de ventre.

J’ai eu peu de temps pour parler en 2014 de Carl Philipp Emanuel Bach, malgré quelques réalisations intéressantes. Mais je n’ai pas l‘intention de l’oublier en 2015, non plus que mon cher Rameau d’ailleurs. Comme on me l’a écrit, les disques, ça reste : je préfère donc écrire en conscience que me précipiter pour être “dans les temps”.

Quelles célébrations, alors, pour 2015 ? Nous n’aurons plus les 150 de la naissance de Richard Strauss (dont, honte, je n’ai pas parlé non plus), les 300 de la naissance de C.P.E. Bach ni les 250 de la mort de Rameau, et aucun compositeur de cette grandiose envergure ne viendra prendre leur place, apparemment. 2015 fera avant tout penser, en France, à la mort de Louis XIV (1715). Je ne doute pas que certains médias sauront à nouveau nous asséner que c’était un méchant roi qui ruinait les Français pour son bon plaisir. Mais peu importe cela : il vaut mieux penser le siècle de Louis XIV en terme d’héritage culturel.

On nous dit que nos rois dépensaient sans compter,
Qu’ils prenaient notre argent sans prendre nos conseils.
Mais quand ils construisaient de semblables merveilles,
Ne nous mettaient-ils pas notre argent de côté ?

Si ce quatrain de Sacha Guitry (dont on remarquera en passant que la versification est un peu lâche), s’ils s’appliquent au château de Versailles, peuvent tout autant se prendre pour les pensions et les fonctions octroyées aux Molière, La Fontaine et Lully… Dans une scène de Si Versailles m’était conté…, l’on voit les plus éminents personnages du règne du Roi Soleil réunis, en dépit de la vraisemblance — mais pour le plaisir du tableau, comme on voit la mère de Napoléon au sacre peint par David alors que notoirement elle était à Rome ce jour-là —, et la Marquise de Sévigné dit :

Messieurs, quand je nous vois, lorsque je nous regarde, Mansart, Turenne, Colbert, Racine, Boileau lui-même et Vauban et Louvois, et Monsieur de Meaux que l’on entend, et La Fontaine qu’on relit, et vous Molière, qu’on adore, et même aussi votre servante, je m’émeus en pensant que nous vivons à la même heure, et j’ai l’impression, ne nous ayant jamais encore vus tous ensemble, oui, j’ai l’impression que c’est nous, Louis Quatorze.

Songeons bien que c’est Louis XIV qui commanda Tartuffe, que sans Tartuffe il n’y eût point eu Dom Juan, que c’est le Roi Soleil vexé par l’ambassadeur de la Sublime Porte qui demande qu’on fît une « mascarade turque ridicule » qui devint le Bourgeois Gentilhomme, que c’est encore lui qui choisit les sujets de Persée, de Roland ou d’Armide, qui fonda l’Académie royale de danse qui augmenta encore le rayonnement de l’art chorégraphique français dans le monde occidental et eut à cet égard une influence déterminante sur l’histoire de la danse toute entière, que c’est encore lui qui choisit de confier sa musique, et en particulier celle des ballets, à un Lully d’origine italienne plutôt qu’à un collège de compositeurs comme c’était auparavant le cas — bref, tâchons de ne pas juger trop sévèrement, souvenons-nous ce qu’était l’époque, et contemplons à ce que la politique d’aujourd’hui prône comme idéaux culturels : je me figure que les Molière et les La Fontaine d’aujourd’hui auraient d’autant plus tôt fait de crever qu’ils proposaient un équilibre entre légèreté et profondeur, réflexion et amusement — alors qu’aujourd’hui seul ce qui se pare de gravité a ses droits dans la Cité de la Vraie Culture.

« On peut faire semblant d’être grave — on ne peut pas faire semblant d’avoir de l’esprit. »

Bon, mais à part Louis XIV, qui pourrions-nous célébrer ? Eh bien par exemple, et dans l’ordre chronologique, Cipriano de Rore, qui serait né en 1515 ou 1516 (il y a 500 ans) et qui est mort entre le 11 et le 20 septembre 1565 (450 ans) :


Cipriano de Rore, Ad te levavi oculos.

Ou bien Élisabeth Jacquet de La Guerre, née le 17 mars 1665 (350 ans), ou Nicolaus Bruhns, né on ne sait quel jour de la même année :


Bruhns : Choralfantasie »Nun komm der Heiden Heiland«.

La même année 1665 mourait, le 21 janvier, Domenico Mazzocchi.


Mazzocchi, Breve è la vita nostra.

J’ai parlé récemment d’Albéric Magnard parce qu’il est mort en 1914 : il était né le 9 juin 1865, il y a donc 150 ans, et e même jour d’ailleurs que Carl Nielsen, et la même année que Jean Sibelius (8 décembre) et Paul Dukas (1er octobre), qu’il est urgent de réécouter, comme l’a bien montré un récent enregistrement des Siècles qui donnait à entendre, outre le célèbre Apprenti sorcier où éclatent un grand talent de mélodiste et d’orchestrateur, une Velléda pour le prix de Rome très réussie.


Dukas, L’Apprenti sorcier.

Enfin, il est un compositeur dont on n’est sûr ni de la date de naissance — qu’on situe vers 1685, la même année que Bach, Händel et Scarlatti qui formeront le cœur de la programmation de la prochaine Folle Journée — et qui serait mort en 1765, il y a donc 250 ans : Louis Antoine Dornel.


Dornel, Sonate en quatuor, ensemble Charivari agréable.

Si les quatre compositeurs de 1865 jouissent d’une certaine notoriété, la plupart des noms de l’époque moderne (xviexviiie siècles) sont peu connus, bien qu’ils ne soient pas non plus complètement obscurs. Sans doute y en a-t-il quantité d’autres. Je vous souhaite donc une année 2015 animée par la curiosité d’aller au-delà des noms goûter les œuvres.

Je continuerai pour ma part à vous proposer des chroniques de disques, en suivant plus ou moins l’actualité des sorties. Je vous parlerai à nouveau de la série initiée par Hortus consacrée à la musique de la guerre de 1914–1918, dont j’ai encore des choses à vous dire ; une série similaire a été commencée par Musique en Wallonie, dont je vous dirai bientôt quelques mots et dont j’espère qu’elle aura aussi des suites. Vous retrouverez également des figures que vous avez déjà croisées dans les pages de L’Audience du Temps comme La Rêveuse ou la Cappella Mediterranea ; et je souhaite — mais je suis assez rassuré sur ce point : quelques disques annoncés promettent — que de nombreuses et belles sorties viendront nous surprendre et nous rassasier de beauté.


Vous pouvez vous amuser à trouver le sens des quatre lignes en haut de l’image.

Références

Cipriano de Rore, Passio Domini Nostri Jesu Christi secundum Johannem, Huelgas Ensemble, dir. Paul van Nevel, Deutsche Harmonia Mundi, 1990.

Nicolaus Bruhns, Œuvre pour orgue, Lorenzo Ghielmi, Winter & Winter, 2002.

Domenico Mazzocchi, Madrigali e Dialoghi, Les Paladins, dir. Jérôme Corréas, Pan Classics, 2006.

Paul Dukas, L’Apprenti sorcier, Velléda, Polyeucte, Les Siècles, dir. François-Xavier Roth, Musicales Actes Sud, 2013.

Louis Antoine Dornel, Sonate en quatuor (extrait), du disque The Sultan and the Phoenix (œuvres de Couperin, Corrette, Dornel, Duphly et Marais), ensemble Charivari agréable (ici, trois dessus de violes et basse continue), Signum, 2005.

Rédigé par L’Audience du Temps

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