Rencontres par hasard (I) : pianos, de Mozart à Liszt

28 Décembre 2014

Plutôt qu’une seule chronique, j’ai souhaité vous entretenir de trois disques. Deux d’entre eux sont véritablement des trouvailles de l’année. J’avais très envie de parler du Schumann de Jörg Demus, mais étant loin d’être spécialiste du compositeur et le disque se retrouvant plus que difficilement, cela me semblait malaisé. Le second disque m’a plu, mais me paraissait appeler peu de commentaires, et je n’ai pas pour habitude de rallonger la sauce de manière artificielle. Quant au dernier, il y a maintenant un certain temps que je l’ai croisé et qu’il m’accompagne : c’est justice de lui faire une place ici.

L’œuvre de Schumann en général m’a toujours paru d’un abord difficile, et plus particulièrement sa musique pour piano. Je la trouve souvent elliptique, aphoristique, voire même trop intellectuelle. Alors pour moi qui trouve déjà que par moment, Chopin a l’air coincé (c’est sûr qu’à côté de Liszt…), évidemment, le mystère de l’innere Stimme risque fort de rester entier.

Et puis au détour des chemins, je suis tombé sur un vieux disque (ça ne veut pas dire grand-chose, aujourd’hui il semble qu’un disque soit difficilement trouvable au bout de cinq ans parfois, alors 1985, pensez-vous !) de Jörg Demus — que je connaissais comme accompagnateur, mais aussi comme co-auteur avec Badura-Skoda d’un livre sur les sonates pour piano de Beethoven. Comme Schumann sur un piano ancien n’est pas une chose courante, je me suis laissé tenter… Quelle étonnement quand j’ai entendu la première piste :

Une sonorité incroyable, comme venue d’un autre monde — celle d’un Conrad Graf de 1835 assez semblable à celui que Clara et Robert reçurent en cadeau de mariage en 1840, un instrument dont le son est encore plein de résonnance, dont les nuances se traduisent aussi en changement de timbre. Mettez devant ce Hammerflügel un pianiste qui a par ailleurs enregistré l’intégralité de l’œuvre pour piano de Schumann et qui connaît son sujet, et vous avez un disque absolument stupéfiant — en particulier d’expressivité.

L’une des œuvres choisies s’appelle Humoreske — du mot allemand Humor, dont le sens se promène entre l’humeur et l’humour français. L’autre porte Fantasie en son titre. Et c’est bien de cela qu’il s’agit avec Jörg Demus : d’humeurs et des fantaisies… Le pianiste n’hésite pas à employer la plus vaste palette de dynamiques, du piano immatériel dans le Des Abends (ci-dessus) au fortissimo passionnel (par exemple dans In der Nacht), tirant des sonorités insoupçonnées de son Conrad Graf. Rarement la musique de Schumann m’aura paru aussi sanguine, aussi vivante.

L’Humoreske op. 20 semble déjà passer plus rapidement d’un sujet à un autre — l’esprit du compositeur semble bouillonner sans pourtant brouillonner. L’œuvre a été composée pour Clara Wieck — qui deviendra Schumann en 1840 :

« Ma chère Clara, mes pensées étaient avec toi, d’un amour comme je n’en ai encore jamais connu. Toute cette semaine, j’étais au piano, j’écrivais, je riais, je pleurais tout à la fois. Tout cela, tu le trouveras dans ma grande Humoreske, qui sera éditée dans la foulée. » (Lettre du 24 janvier 1839)

Ici encore, la lecture proposée par Jörg Demus est sensible et l’on relève des jeux de timbres intéressants, quoique le propos soit plus dense et d’une construction plus complexe.

Les Fantasiestücke op. 12 constituent, à mon sens, une intéressante porte d’entrée dans l’univers du piano schumannien — et l’Humoreske prolongent la découverte de ce petit monde en proposant une œuvre majeure du compositeur. Si par chance vous tombez sur cet enregistrement, ne le laissez pas filer.

Il était une fois un violoniste baroque et chef d’orchestre très connu qui avait deux filles. Toutes les deux se destinèrent à la musique. L’une jouait du pianoforte et chantait soprano, l’autre jouait aussi du pianoforte et comme son père du violon. Elles grandirent dans la musique et l’ensemble de leur père leur permit souvent de jouer dans des conditions bien agréable sans doute. Un jour, ils firent un disque sans leurs aînés — car elles avaient aussi des oncles qui ne faisait pas mal de musique que leur père.

Et ce disque, le voici. Marie et Veronica Kuijken on choisit des œuvres de Mozart qui, sans être inconnues, restent de celles auxquelles on pense moins spontanément : parce qu’elles sont bien sûr éclipsées par les sonates pour un seul pianiste, et par les concertos et les symphonies. En effet, elles peuvent sembler comme un condensé pianistique d’oeuvres orchestrale, ou une extension des sonate pour le pianoforte à jouer avec seulement deux mains. En fait, comme le formule le texte du livret du présent disque, elles sont aussi une manière d’aller à la limite du piano, en termes d’abord de puissance sonore. Les instruments de l’époque de Mozart à cet égard, comme à celui des nuances, ne bénéficient que de possibilités plutôt étroites : c’est sans doute la raison qui incite souvent les pianofortistes à choisir des instruments à peine plus tardifs et un peu postérieurs à la mort de Mozart. Ici, les sœurs Kuijken jouent une copie de pianoforte de Johann Andreas Stein de 1788. C’est tout juste postérieur à la sonate la plus tardive du programme (1787, les deux autres sont de 1786 et 1781), mais du moins antérieur à la mort du compositeur. De plus, on sait que Mozart se rendit plusieurs fois à l’atelier de Stein. Le son de cet instrument-ci est clair et vif.

Les limites du piano, c’est aussi en terme de note qu’il faut les penser : à quatre mains on peut en jouer plus qu’à deux. L’écriture se fait très clairement chambriste. Les traits fusent et se répondent, les mélodies dont la sonorité est enrichie de leur octave se multiplient, l’arrière-plan sonore s’étoffe. Le tout paraît toujours léger, fin, de bon goût, et très spirituel. Grâce aussi au jeu de Marie et Veronica Kuijken, limpide, avec toute l’apparence du naturel, et une certaine spontanéité, d’une bonne humeur rafraîchissante. Tout au plus pourrait-on trouver que cela semble, çà et là, un poil appliqué à force d’être précis. On appréciera cependant tout particulièrement la subtilité des nuances et des dynamiques. Ces trois sonates constituent un moment agréable au parfum délicatement domestique.


Sonate en majeur, I, Allegro con spirito

Jusques à quand utiliser des pianos d’époque ? Concrètement, je serais tenté de dire qu’à partir de la deuxième moitié du xixe siècle, le son des pianos se rapproche grandement de celui d’aujourd’hui. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard : la maison Steinway and Sons a été fondée en 1853. Cependant, contrairement à ce qui se passe aujourd’hui, elle ne bénéficiait pas encore de la position hégémonique qu’elle occupe actuellement — de sorte que si Liszt possédait à Bayreuth un Grand Piano de la maison Steinway de 1876, il en jouait aussi un autre, construit en 1873, de la maison Steingraeber, fondée en 1852 — piano qui appartenait à la famille Wagner, mais sur lequel Liszt donna un récital en 1878, qu’il joua aussi devant quelques heureux élus en 1882, et encore un peu plus d’un mois avant sa mort, en 1886.

C’est sur cet instrument que Thomas Hitzlberger a enregistré en 2003 la deuxièmme des Années de pèlerinage (Cybele Records), puis en 2006 un programme consacré à Liszt et Wagner contenant, parmi d’autres pièces, la Sonate en si mineur. Eduard Steingraeber connaissait bien les attentes de Liszt en matière de pianos puisque depuis les années 1840, il s’occupait des instruments du maestro pour les concerts, occupant par exemple les entractes à remplacer les cordes cassées ou sur le point de l’être. Comme les pianos de Steinway (il existe un enregistrement de la première Année de pèlerinage sur le Steinway de Liszt, par Tomas Dratva), le Steingraeber joué ici possède une sonorité puissante et solide. La Sonate en si met à l’épreuve la force de l’instrument comme de l’instrumentiste et ni l’une ni l’autre ne semblent ici prises en défaut. Toutefois, le son du Steingraeber se démarque de celui du Steinway : il a quelque chose de plus rauque, il est plu terrestre et moins brillant. On ne retrouvera pas ici le côté stellaire de certains passages dans l’aigu qui, véritablement (et particulièrement sous les doigts de Richter), scintillent, mais une sonorité plus mate, avec en particulier des graves terrifiants.

S’aventurer dans une œuvre aussi exigeante que la Sonate en si est un exercice périlleux, et soumis à une rude concurrence — un peu comme pour les dernières sonates de Beethoven. S’agirait-il ici d’un enregistrement dont le seul intérêt serait l’instrument ancien&bsnp;? Ayant pour référence préférée de l’œuvre une version signée Sviatoslav Richter, la question se posait de manière particulièrement épineuse. Heureusement, il est manifeste à l’écoute du disque que Thomas Hitzlberger sait de quoi il parle. La virtuosité est là, éclatante, mais aussi l’art des nuances, une belle maîtrise de la résonnance dont découle une articulation subtile et une grande clarté des intentions musicales. Les transitions, par exemple, avec ce qu’elles comportent d’incertain, d’erratique, sont parfaitement rendues : on entend très bien là que Liszt ouvre la voix à une certaine modernité, celle qui se donne tous les droits. Ces transitions-là ont véritablement l’allure de quelque chose qui se transforme en n’importe quoi, puis de ce n’importe quoi d’où émerge à nouveau quelque chose. Il y a aussi chez Hitzlberger un évident plaisir à faire sonner l’instrument — qu’il connaît bien —, à le pousser au fortissimo le plus extrême et violent comme à goûter la résonnance des accords — dans le cheminement d’un motif inquiétant de départ vers l’apaisement final que constitue la Sonate en si, cela a son importance, assurément, d’autant que la conclusion originelle de la sonate, rayée dans le manuscrit, le paraphe sonore ici proposé en “annexe” du disque, a été remplacé, justement, par l’apaisement que nous entendons aujourd’hui.


Franz Liszt, Sonate en si mineur, Grandioso — Dolce con grazia — Cantando espressivo — Agitato — Allegro energico — Vivamente — Incalzando — Pesante

Difficile pour les autres pièces d’exister à côté de ce monument de la littérature pour piano dont on a pu dire qu’elle eût suffit à assurer l’immortalité à son auteur. Difficile, par exemple, pour la Sonate für das Album von Frau M.W., entreprise la même année 1853 que la célèbre Sonate lisztienne, de ne pas paraître un brin gentillette, et c’est bien davantage par la transcription de la mort d’Isolde que Wagner est réellement présent dans cet enregistrement — le Wagner que nous connaissons, celui qui avouait que Liszt avait eu sur lui une influence décisive, car il est vrai que bien des formules harmoniques “typiquement wagnériennes” ont des antécédents chez le beau-père, et jusqu’à l’accord de Tristan un des lieder de Liszt — ces lieder dont le style nous semble d’ailleurs si proche, souvent, de celui de Wagner.

Le disque propose aussi deux pièes d’hommages de Liszt à son beau-fils — car on oublie souvent que Liszt a été un grand admirateur et défenseur : de Wagner comme de Berlioz —, Am Grabe Richards Wagners et R.W.-Venezia, deux pièces concises et touchantes de simplicité. Et enfin les deux versions de La lugubre gondola. Mon regret : j’aurais souhaité qu’à la place de pièces qui me paraissent quelque peu anecdotiques (la première version de la Gondola, une des deux pièces d’hommage) figure la Ballade no 2 en si mineur, contemporaine de la Sonate et qui, comme elle, serait dotée d’un contenu narratif. Cela laisse du moins l’occasion de souhaiter un prochain disque, une suite à cette réalisation majeure.

Robert Schumann&nnsp;: Fantasiestücke (ou Phantasiestücke) op. 12 et Humoreske (ou Humoresque) op. 20.

Jörg Demus, pianoforte Conrad Graf, 1835.

MDG, 1985. Comme le disque est introuvable à ce jour, j’ai proposé à l’écoute l’intégralité des Fantasiestücke.

Wolfgang Amadeus Mozart : Sonate en majeur K. 448 pour deux pianos, Sonates en fa majeur K. 497 et en ut majeur K. 521 à quatre mains.

Marie et Veronica Kuijken, pianoforte Johann Andreas Stein, 1788.

Challenge Records, 2011.

Liszt & Wagner : Sonatas & Metamorphoses

Thoma Hitzlberger, piano Steingraeber, 1873

Ambronay, 2006. Épuisé chez l’éditeur mais on le trouve encore çà et là. Il serait sans doute bon de le rééditer.

Rédigé par L’Audience du Temps

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