La Folle Journée (3) — La Dispute entre Phébus et Pan par le Ricercar Consort

2 Mars 2015

Certain coucou,
Certain hibou,
Au rossignol dans un bocage
Disputait le prix du ramage.
D’un baudet pour juge on fait choix,
Grand connaisseur en belles voix,
Qui, pour juger avec prudence,
Voulut les entendre tous trois.
Le jour pris, le hibou commence ;
Ensuite le coucou s’avance ;
De leurs cris le juge enchanté,
Frappant du pied, dressant l’oreille
À chaque son criait « Bravo, c’est à merveille !
« Quel goût et quelle volupté ! »
Le rossignol à son tour se présente,
Il chante
Et son ramage est à peine écouté.

Parmi les œuvres de Bach, les cantates profanes sont loin d’être les plus fréquentées, et parmi ces cantaes profanes, celles qui font appel à un effectif important moins que les autres : si l’on entend de temps en temps la cantate “de mariage” ou celle “du café”, les trois plus vastes, »Zerreisset, zersprenget, zertrümmert die Gruft« ou « Éole apaisé » (BWV 205), »Was mir behadt, ist nur die muntre Jagd« ou cantate “de la chasse” (BWV 208), ou encore »Geschwinde, ihr wirbelnden Winde« ou « La Controverse entre Phébus et Pan » (BWV 201) sont rares. Il faut dire qu’en matière d’effectif, les exigences du maître de Leipzig sont élevées : pour “la chasse”, il faut, outre les cordes et le continuo, deux hautbois et un basson, deux flûtes à bec et deux cors ; pour « Éole apaisé », il faut encore ajouter les timbales et trois trompettes (et remplacer les flûtes à bec par des flûtes traversières) ; quant à « Phébus et Pan », il y a toujours les trompettes, mais plus de cors… mais six voix, et non plus quatre.


Air de Pan, David Wilson-Johson (basse), Gustav Leohnardt, Orchestra of the Age of Enlightenment.

Au milieu des nombreux programmes qu’il proposait lors de la Folle Journée de Nantes, le Ricercar Consort, dont on connaît les affinités avec Bach puisque c’est à peu près le seul compositeur qu’il enregistre désormais, avait jeté son dévolu sur cette dernière cantate que l’on aime présenter comme « l’opéra que Bach n’a jamais écrit ». Le sujet en est tiré de la mythologie, est le jugement du roi Midas pour décider qui, d’Apollon ou de Pan, est le meilleur chanteur. Chacun doit donc chanter un air. Midas aura aussi le sien. La particularité, ici, sera de mettre également en scène Tmolus (c’est le dieu de la montagne du même nom), qui est chez Ovide l’hôte du jugement et qui se prononce pour Apollon, de sorte que chacune des deux divinités musicales a son partisan. Enfin, pour encadrer le tout, il y a encore Mercure et Momus. Chez Ovide, les dieux sont instrumentistes :

Ainsi Tmole jugea que la flûte devoit le ceder à la Lyre, tout le monde demeura d’accord que son jugement étoit juste ; il n’y eut que Midas qui l’accusa d’injustice, et qui favorisa la flûte de Pan. Mais Apollon pour s’en moquer, et pour en faire rire les autres, ne pût souffrir plus longtems que des oreilles si brutales conservassent une forme humaine. Il les fit aussi-tôt allonger, il les couvrit d’un poil grison, et leur donna la vertu de se remuer d’elles-mêmes. Quant au reste, il demeura homme, comme il étoit. Il ne fut puni que par la partie qui lui avoit fait faire un un jugement si ridicule, et pour marque de son bel esprit, il remporta des oreilles d’âne.

Pour le plaisir, la traduction en vers de Corneille :

Nymphes, Faunes, Silvains, Bergers, chacun l’admire 
Et lors que sous l’archet il fait sonner la Lire,
Ce qu’il jouë est si doux, que touché jusqu’au cœur
Tmole sans balancer le declare Vainqueur.
Tous à ce jugement s’empressent de souscrire 
Midas seul le condamne, il abaisse la Lire,
Et relevant la Flûte, il ose decider
Qu’à Pan sur l’harmonie Apollon doit ceder.
Le Vainqueur indigné que de telles oreilles
A celles des Mortels plus long-temps soient pareilles,
Pour confondre Midas resout de les changer.
L’une et l’autre aussi-tost commence à s’allonger.
Un poil grison les couvre, il les branle, il les dresse,
Et selon qu’il luy plaist les hausse ou les abaisse.
Du reste il demeure homme, et lors qu’en jugeant mal
Il offense Apollon pour plaire à son Rival,
Du ridicule avis que la raison condamne,
S’il se trouve puni par des oreilles d’asne,
L’endroit seul qui produit un si faux jugement
De sa stupidité reçoit le châtiment.

Le mythe antique a connu un avatar resté fameux en musique grâce à son utilisation par Gustav Mahler dans Des Knaben Wunderhorn : le jugement du coucou et du rossignol par l’âne ; plus près de Bach, mais après lui, Grétry, sur un excellent livret de Thomas d’Hèle, signera un beau Jugement de Midas dont seuls des extraits ont été enregistrés — et il y a fort à parier, vu le mépris dans lequel est tenu l’un des compositeurs les plus aimé en son xviiie siècle, qu’il faudra longtemps se contenter de ces extraits. Le librettiste y faisait le lien entre la fable animalière et le mythe ovidien. Grétry et d’Hèle feront dans leur opéra-comique la critique de l’« ancien chant français », c’est-à-dire de la manière de chanter et d’écrire pour la voix dans la tragédie en musique, en lui opposant entre autres le vaudeville du premier opéra-comique, montré comme plus simpliste, plus “rural”, mais aussi plus sympathique. La cantate de Bach n’est-elle pas aussi dotée d’un arrière-plan idéologique ? Sûrement que si. Momus n’indique-t-il pas à la fin de la cantate que Midas a « bien des frères du même acabit » ?

La Folle Journée (3) — La Dispute entre Phébus et Pan par le Ricercar Consort

Rembrandt van Rijn, [Satire sur la critique d’art],
dessin à l’encre brune,15,5 × 20,1 cm, Metropolitan Museum.

Il serait tentant de voir dans la « Controverse entre Phébus et Pan » une réponse aux attaques de Johann Adolf Scheibe publiées dans le Criticus Musicus en 1737.

Dieser grosse Mann würde die Bewunderung ganzer Nationen seyn, wenn er mehr Annehmlichkeit hätte, und wenn er nicht seinen Stücken durch ein schwülstiges und verworrenes Wesen das Natürliche entzöge, und ihre Schönheit durch allzugrosse Kunst verdunkelte. Weil er nach seinen Fingern urtheilet, so sind seine Stücke überaus schwer zu spielen; denn er verlangt, die Sänger und Instrumentalisten sollen durch ihre Kehle und Instrumente eben das machen, was er auf dem Claviere spielen kann. Dieses aber ist unmöglich. Alle Manieren, alle kleine Auszierungen, und alles, was man unter der Methode zu spielen versteht, drücket er mit eigentlichen Noten aus, und das entzieht seinen Stücken nicht nur die Schönheit der Harmonie, sondern es machet auch den Gesang durchaus unvernehmlich.

Ce grand homme serait l’admiration de toutes les nations s’il avait plus d’aménité, s’il ne privait pas ses pièces de naturel par leur caractère chargé et confus et n’en obscurcissait la beauté par un trop grand art. Parce qu’elles sont faites pour ses doigts, ses pièces sont extrêmement difficile à jouer ; car il exige des chanteurs et des instrumentistes qu’ils fassent avec leurs gosiers et leurs instruments exactement ce qu’il fait avec son clavier. Cependant, c’est impossible. Tout ce qui fait le style, tous les agréments, et tout ce que l’on comprend sous l’expression “jouer selon la méthode”, il l’exprime en notes réelles, et cela non seulement retire de ses pièces la beauté de l’harmonie, mais encore rend le chant complètement inintelligible.

Il est en effet séduisant de voir dans les louanges de Midas sur l’air de Pan une réponse à ces accusations de complication inutile :

Dein Lied hat mir so wohl geklungen
Daß ich es mir sauf einmal gleich gemerkt.

Ton air m’a tant plu qu’aussitôt je l’ai retenu.

L’air de Pan est d’ailleurs une célébration de la musique enjouée qui invite à la danse.

Cependant, si la cantate semble bien avoir été rejouée entre 1735 et 1740 (et donc potentiellement en 1737 ou 1738), sa création se situe plutôt vers 1729. Il est fort probable que, dès les années 1720, Bach était bien conscient des enjeux qui agitaient déjà la composition musicale, à savoir l’opposition entre un style très développé, savant, ancré dans le contrepoint, et une musique plus aisée. C’est aussi sans doute en conscience de ces évolutions et de leur caractère inéluctable qu’il laisserait dans les dernières années de sa vie les grandes œuvres de défense du style savant que son l’Offrande musicale et l’Art de la fugue. Pour l’heure, cependant, Bach ne sent pas encore la fin s’approcher et, avant de refermer le livre du contrepoint par ces deux œuvres magistrales, il ambitionne encore de le défendre, et de le défendre en action.

En fait, Bach, avec l’aide de son librettiste Picander, semble surtout vouloir remettre à sa place la musique incarnée par Pan, dont ce dernier décrit ainsi les effets :

Dès que ma musique emplit les airs, les montanges sautillent, les bêtes sauvages se prennent à danser, les branches des arbres doivent s’incliner et sous les étoiles se produit un jaillissement enchanté ; les oiseaux viennent s’asseoir à mes côtés et veulent apprendre de moi l’art de chanter.

Plus loin, son air invite à danser et à sauter (Zur Tanze, zur Sprunge) mais la répétition de la syllabe -ack- du mot wackelt (qui peut être traduit par “chavirer” : la musique de Pan “fait chavirer le cœur”) tourne au ridicule. En fait, la parole la plus sage vient évidemment d’Apollon qui dès le début de la cantate pose que Pan « va bien pour les nymphes, mais s’agit-il de plaire aux dieux, [sa] flûte est bien trop mauvaise ». Momus se moque aussi de Pan en comparant son art à du vent.

Ce qui frappe dans la musique cette Controverse entre Phébus et Pan, c’est la la caractérisation des personnages et la variété des moyens. Après un grand chœur, on a un air avec la seule basse continue, un air lent (celui d’Apollon) qui voit dialoguer, sur fond de cordes, la flûte traversière et le hautbois d’amour, un air enjoué pour Pan, avec les deux violons à l’unisson, un air avec hautbois d’amour seul — celui de Tmolus : il imite donc son “patron”, mais dans de moindres proportions —, un autre air avec deux violons à l’unisson — Midas imite son maître mais ne peut le faire qu’à l’indentique, puisque ce type de musique, tel que le décrit Bach, est “toujours pareil” : Midas ne dit-il pas qu’aussitôt il a retenu l’air de Pan ? —, enfin un air avec deux flûtes et pour finir un nouveau chœur. On remarquera que dans les deux chœurs, les deux ténors chantent une partie différente : il s’agit bel et bien de chœurs à cinq voix.


Air de Tmolus, Christoph Pregardien (ténor), Gustav Leohnardt, Orchestra of the Age of Enlightenment.

Car si la musique est plaisante, la partition s’avère extrêmement exigeante, puisqu’on y retrouve le goût de Bach pour les modulations complexes. Même l’air de Midas, un peu plus simple, est rendu ardu par les débuts de phrases attaqués sur le la aigu du ténor. Le Ricercar Consort n’a cependant laissé paraître aucune difficulté, les chanteurs se payant même le luxe de quelques jeux de scènes — un peu timides toutefois. On peut regretter qu’ils aient été placés derrière la vaste masse instrumentale, mettant quelque peu à mal l’équilibre des deux chœurs et les privant, justement, de la possibilité de jouer un peu plus. Néanmoins, la lecture s’avère séduisante et donne l’occasion au Ricercar de montrer que ses talents ne se limitent pas à la déploration d’une belle Trauer-Ode (BWV 198) entendue quelques jours plus tôt. Ils ont su montrer un visage moins connu du “Cantor”, celui d’un Bach alerte, savant, certes, mais aussi sentimental (l’air d’Apollon chantant son amour pour le jeune Hyacinthe) et souvent rieur.

— Et c’est si bon de rire !
— Et de n’importe quoi.
— Surtout…
— C’est de la gaieté qu’on avait en soi…
— Sans le savoir…

— Sacha Guitry, Je t’aime, acte I.

Appendice


Grétry : La Caravane du Caire, air final d’Apollon. Gustav Leonhardt, La Petite Bande, John Elwes (ténor).

Rédigé par L’Audience du Temps

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