Le contrepoint sans peine : “Sur les épaules des géants” par Aurora

8 Juin 2014

Pour continuer dans cette série de disques de quatuor — et l’achever provisoirement —, il est un enregistrement dont j’aimerais vous entretenir un instant. Il n’est pas anodin, sans doute, qu’il ait emprunté son nom à une formule qui évoque en premier lieu le monde scientifique — attestée depuis le Moyen Âge (on la trouve chez Jean de Salisbury, au xiiie siècle), elle est surtout connue par Newton et éventuellement Pascal — car le programme proposé par Enrico Gatti et son ensemble se fait l’écho d’une pratique spéculative de la musique et d’une forme de composition intimement liée à la philosophie — un lien superbement mis en valeur par le long texte d’Enrico Gatti qui figure dans le livret du disque, qui convoque aussi bien la Musikalische Bibliothek de Milzer et les lettres de Mozart que Platon, Aristote, Cicéron et Galien.

Le disque invite donc à se figurer chaque génération de compositeurs se hissant sur les épaules de la précédente, allant plus loin… Le premier mérite du disque est d’ailleurs, en ce domaine, de ne pas s’arrêter à J. S. Bach qui serait une espèce d’aboutissement ultime, mais de poursuivre la lignée au-delà, et de faire entendre une radicale évolution stylstique en allant jusqu’à Mozart.

Car, si le disque ne s’arrête pas après le Contrapunctus IV de L’Art de la Fugue, il semble bien être le point névralgique où aboutissent les pièces de Palestrina, Frescobaldi, Lassus, Castello, Rosenmüller et Corelli qui le précèdent, et dont partent l’Adagio et Fugue KV 546 en do mineur, de Mozart d’après Bach, et le Quatuor KV 387 en sol majeur, qui s’achève par une fugue ; il est le carrefour.

Des Allemands et des Italiens — point d’Anglais ni de Français —, mais un programme tout de même hétéroclite, qui couvre une large période — de 1554 à 17888 ! Pourtant, le pari de la continuité est parfaitement réussi, au moins jusqu’à la pièce de Bach — avec Mozart, je l’ai dit, on bascule, de sorte que la fugue finale du KV 387 paraît être, après le Contrapunctus IV, un second aboutissement.

Ce qui fut essentiel pour son œuvre [celle de Mozart], c’est que le moment historique était propice : seul l’humus déjà préparé d’une tonalité équilibrée et bien établie permettait à Mozart de créer immédiatement la perfection. — György Ligeti, « Pensées rhapsodiques… »


Palestrina, Kyrie de la Missa Ecce Sacerdos Magnus

Il me faut dire un mot de la formation choisie. Enrico Gatti, dans son texte, écrit ceci :

Considérant la première partie du programme, l’intention qui y préside n’est évidemment pas philologique. Elle pourrait peut-être même réserver quelque surprise et faire se pincer le nez à quelques-uns, puisque nous avons fait le choix de jouer, dans la formation d’un quatuor d’archets, des œuvres pourtant vocales de Palestrina et de Lassus, ou des œuvres pour clavier de Frescobaldi : loin de nous, pourtant, la volonté de désacraliser ces œuvres.

Il rappelle ensuite que la pratique des transcriptions est on ne peut plus attestée : transcriptions d’œuvres pour clavier pour d’autres instruments (une pratique également attestée en France, par exemple chez Henri Dumont), madrigaux joués sans paroles par « toutes sortes d’instruments »… Tout cela culmine bien entendu avec L’Art de la fugue, puisqu’aucune formation n’est précisée dans les sources anciennes — même si certains sont persuadés d’une hypothèse ou d’une autre. Dans toutes les pièces, l’homogénéité des timbres — mais pas l’uniformité ! diversité, c’est ma devise — sert les jeux de l’écriture.

Bien sûr, on s’attendrait davantage, en matière d’instruments à archets, à des violes en consort, surtout pour les premières pièces (pistes 1 à 5), d’époque renaissance — d’autant que si Baptiste Romain a montré que les violons n’étaient pas réservés à l’usage de la danse (voir la notice du disque La naissance du violon, Ricercar), sa démonstration est centrée sur la période qui précède 1550, c’est-à-dire avant la première pièce du présent disque (1554) ; de plus, il ne parle pas vraiment du consort de violons, dont la pratique est en tout cas bien moins attestée que celle du consort de violes. Néanmoins, le programme montre aussi que dès la fin des années 1620 en Italien (Castello), le violon s’est taillé une place de choix et l’ensemble de violons un répertoire. Le choix d’un quatuor de violons, à la réflexion, ne me paraît donc pas inapproprié.

Je suis d’autant moins contrarié par l’usage de cette formation qu’elle est parfaitement maîtrisée et que les instrumentistes font preuves d’une remarquable souplesse : la diversité des styles me paraît parfaitement maîtrisée, depuis Palestrina à Mozart. Chaque type pièce garde sa personnalité — on perçoit bien que le madrigal de Palestrina et la chanson de Lassus avaient un texte à l’origine, au caractère finalement articulé du jeu des archets, mais on s’accommode bien, aussi, de l’absence de paroles.

Quant aux deux sonates per stromenti d’arco, celle de Castello et celle de Rosenmüller, l’expérience de les entendre sans réalisation de continuo est passionnante et hautement satisfaisante. D’abord, parce qu’on ne m’enlèvera pas de l’esprit qu’il y avait dès le xviie siècle des exécutions sans clavecin, sans orgue, sans luth, sans archiluth, théorbe (etc.), et que voici une preuve que ça peut très bien sonner comme ça. Ensuite, parce que justement, ça sonne très bien ! Au lieu de se perdre en effets de dynamiques, on se retrouve centré véritablement sur l’écriture elle-même, et c’est aussi passionnant qu’enthousiasmant.


Rosenmüller, Sonata VII

Je ne reviens pas sur l’analyse détaillée du programme et des pièces, que le lecteur trouvera sur le blog Sprezzatura e glosas, et je m’émerveille plutôt de la constante vitalité déployée par l’ensemble Aurora. Oh, ne nous y trompons pas ! Point de tapage ici, point d’histrionisme hors de propos — d’ailleurs, les moindres excès en ce sens détruiraient l’équilibre délicat des pièces. Mais une attention aux couleurs et aux dynamiques, au phrasé, à l’articulation… L’expérience des sonates de Castello et Rosenmüller sans continuo est très révélatrice de toutes ces qualités : à aucun moment on se dit “tout de même, quelques accords apporteraient du mordant, de la fermeté, de la luxuriance…” ou ne je sais quoi d’autre, non : les quatre voix se suffisent quand ce sont Enrico Gatti, Rossella Croce, Sebastiano Airoldi et Judith Maria Blomsterberg qui les jouent.

Si ces quatre-là convainquent, c’est assurément parce qu’au-delà de la clarté de la polyphonie — indispensable —, leur jeu témoigne d’une évidente appétence à transmettre de la musique, et non pas des exercices de contrepoints, rigoureux, austères (c’est souvent une manière polie de dire quelque chose comme un peu rasoir ou franchement emmerdant), de sorte qu’on ne s’ennuie pas. La diversité des styles — parfaitement maîtrisés, comme je l’ai dit — et des genres assure une certaine variété ; l’unité de la formation et des interprètes, l’absence de fioritures superflues ou de quelque maniérisme que ce soit, garantissent de la dispersion. Il en résulte un projet léché sans être lisse, intellectuellement brillant et revigorant de naturel et de fraîcheur.

Mais par-dessus tout, le but de ce programme est d’offrir aux amateurs de musique une belle heure en compagnie de quelques-uns des plus grands génies de tous les temps. Notre désir est de faire entrer les auditeurs dans la trame de la fugue, dans le vif de cette conversation “spirituelle” dans laquelle, différentes voix autonomes, aiment à converser avec les mêmes arguments. — Enrico Gatti

On est loin de l’image d’une écriture musicale laborieuse, strictement adressée à l’intellect, et si Enrico Gatti cite une phrase qui, sans doute, résume une certaine pensée sur la musique :

Musica est exercitium Arithmeticae occultum, nescientis se numerare animi. La musique est un exercice arithmétique caché de l’âme qui compte sans le savoir. — Leibniz

c’est bien dans ce disque l’âme plus que l’arithmétique qui est à l’honneur. En effet, une belle heure de musique.

On the Shoulders of Giants: Tracing the Roots of Counterpoint, Ensemble Aurora. Arcana, 2014. Ce disque peut être acheté sur le site de l’éditeur ou là où vous avez vos habitudes.

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