Un portrait de La Barre par le Mercure Galant

26 Mai 2013

Michel de La Barre ne s’est pas attiré lors du renouveau de la musique ancienne tous les honneurs qui lui étaient dus. Lui qui fut l’un des premiers à pratiquer la flûte traversière baroque — généralement enseignée aujourd'hui sous le nom de traverso — et à composer spécifiquement pour elle. Si son confrère et contemporain Hotteterre a été illustré par plusieurs publications discographiques de flûtistes majeurs de notre temps — Barthod Kuijken, Frans Brüggen et Wilbert Hazelzet — il faut, pour entendre les pièces pour flûte, se reporter à un enregistrement que lui avaient consacré Stephen Preston, où le continuo se composait de Jordi Savall, Blandine Verlet et Hopkinson Smith — disque publié par Astrée et désormais bien introuvable. C’est dire si la réalisation dont je vais vous entretenir vient combler un manque.


La flûte traversière baroque est née autour de 1680, probablement sous l’impulsion de plusieurs musiciens, dont les Hotteterre et les Philidor — qui pratiquaient la flûte à bec, le hautbois... Auparavant, il y avait bien la flûte traversière renaissance, qui a perduré bien au-delà de la Renaissance, mais l’instrument n’était plus vraiment aproprié aux nouveaux usages musicaux — je vous renvoie, lecteurs, à propos de la transition d’un instrument à l’autre, à la notice de l’excellent disque Au joly bois de Kate Clark et Nigel North. C’est presque un nouvel instrument qui apparaît, et la flûte traversière baroque diffère sensiblement de son ancêtre ; tout d’abord par sa forme, sa perce : la traversière renaissance est strictement cylindrique, tandis que la traversière baroque est conique. L’instrument gagne en rondeur de son, en ambitus, en possibilités de jeu…

Il faut attendre quelques années, cependant, pour que la flûte se forge un réel répertoire — d’abord en France, puis à l’étranger. La Barre a été le premier à publier un recueil de pièces spécifiquement pour la flûte traversière. Dès 1702 en effet paraissent ses Pièces pour la flûte traversière avec la basse continue, œuvre quatrième — après deux livres de trios et son opéra Le Triomphe des Arts. Ces pièces semblent suivre comme naturellement les Principes de la flûte traversière de Jacques-Martin Hotteterre qui ont paru l’année précédente. Les deux hommes ont sensiblement le même âge — mais on ignore la date de naissance exacte de La Barre. Pour le premier livre de pièces de flûte de Hotteterre, il faudra attendre 1708.

Preuve du succès du livre, une de ses pièces, la gavotte La Julie, fait l’objet d’une parodie — c’est-à-dire qu’un versificateur y a apposé des paroles (c’est le sens principal du mot parodie à l’époque). Il sera d’ailleurs réédité et prendra alors le nom de Premier livre, puisqu’un second sur le même modèle est publié en 1710.

Outre ces deux recueils, on doit à La Barre plusieurs livres de trios à deux dessus, une forme que Marin Marais a été le premier à populariser en France avec ses Pièces en trio (1692) ; La Barre le suit de près, et publie son Premier livre de pièces en trio en 1694, puis un second en 1700, un troisième 1707. Cela mérite d’être considéré, puisqu’un grand nombre de compositeurs d’un Premier livre n’en firent jamais paraître de second. Quant à ses suites de pièces à deux flûtes sans basse, il y en eu douze recueils ! S’il n’a pas laissé de traité, contrairement à son confrère, son œuvre musicale est donc bien plus étendue que celle de son confrère Hotteterre, et méritait amplement d’être redécouverte.

La Barre est aussi le compositeur de deux opéras, qui tous deux ont obtenu un médiocre succès. Tous deux sont dotés de livrets d’Antoine Houdar de La Motte, à qui l’on doit entre autres ceux, coup sur coup, de L’Europe galante et d’Issé, deux opéras à succès — qui d’ailleurs attendent toujours leur heure discographique. Le livret du Triomphe des Arts s’attira, comme le signale Jean-Christophe Pucek dans la notice du disque, les foudres de certains critiques du temps, dont celles d’un certain Guiscardi qui concède que « la beauté du vers éblouit quelquefois » mais trouve dans l’ensemble « beaucoup de paroles sans aucune pensée ». La musique n’est pas traitée avec plus d’amabilité. Si La Vénitienne n’a guère plu davantage, la postérité a été moins sévère, puisqu’elle n’a pas dédaigné de le remployer : c’est ce livret, quelque peu remanié, que mettra en musique Antoine Dauvergne dans son opéra de ce titre (dont un bel enregistrement a paru chez Ricercar).

Prenant en compte toute la diversité de l’œuvre de celui qu’on ne saurait réduire à un flûtiste, Serge Saitta et le Mercure Galant ont choisi de l’illustrer presque toute entière, contrairement à ce qu’avait fait l’équipe réunie autour de Stephen Preston qui se concentrait sur les pièces pour flûte et basse continue. Il y a ainsi une suite pour flûte et basse, tirée du premier livre, en mi mineur — c’est celle dans laquelle se trouve La Julie, qui donne son titre au disque et dont la parodie figure aussi sur le disque —, une suite en trio, quelques pièces instrumentales tirées du Triomphe du Temps, un air chanté du même opéra, deux airs de Léonore dans La Vénitienne, un petit air isolé sur une Ode anacréontique de La Motte. Ne manquent en fait — si l’on peut dire, car on ne le ressent pas du tout comme un manque —, pour compléter le panel des formes, que la suite à deux flûtes.

Enfin, parce que La Barre ne fut pas seul en son temps, le programme est complété par quatre autres pièces. Deux d’entre elles sont sorties de la plume d’Antoine Dornel. La première est un prélude intitulé L’Aimé de Monsieur de La Barre, sorte d’hommage au compositeur, et la second est un hommage à un autre flûtiste du temps, qui n’a pas laissé de pièce composée par lui, Descoteaux, à qui Dornel a consacré une Sarabande. Par ailleurs, Louise Moaty déclame d’un ton aimable (et en prononciation dite restituée) deux textes, l’un de La Bruyère, et l’autre… de La Motte, qui est une Ode pindarique qui loue La Barre et raconte la naissance de la flûte en la légende de Pan et Syrinx.

Le tout pourrait paraître disparate. Tel n’est nullement le cas. Par la communauté de ton, d’esprit, des pièces et des musiciens d’une pièce à l’autre, c’est bien un seul programme qui parcoure des pièces d’ampleur différentes que l’on écoute, et non des pièces mises sans raison les unes à côté des autres.

En revanche, je ne saurais cacher que l’agencement de certaines pièces m’a paru, disons, perfectible. Ainsi, j’aurais — à titre personnel — placé l’Ode pindarique de La Motte juste avant la suite pour flûte seule et basse, les deux me semblant être des portraits de la flûte. Par ailleurs, mon faible jugement n’a pas non plus compris pourquoi le programme se terminait sur un portrait des Caractères de La Bruyère, qui avantageusement aurait été suivi de quelque pièce de musique. Enfin, je crois que la parodie chantée sur La Julie aurait été mieux placée après la pièce instrumentale qu’elle prend pour point de départ. Ici, on n’a l’impression que La Barre a repris une chanson existante et l’a transformé en pièce de flûte alors que c’est l’inverse qui s’est produit — à mon avis du moins, il faudrait pouvoir vérifier par les dates, mais en l’absence de celle du recueil d’Airs sérieux et à boire duquel la parodie est tiré (il y avait plusieurs recueils de ce genre par an), je n’ai pas pu vérifier.

Cette légère réserve étant formulée, je tiens à répéter que l’on n’a pas pour autant l’impression que les pièces s’enchaînent, se suivent mal, ni celle de passer inconsidérément d’une chose à une autre.

La musique est d’une séduction constante, et les musiciens du Mercure Galant la font admirablement vivre sans la violenter. Il règne dans le disque un climat doucement souriant d’où ni la gaieté ni l’élégie ne sont bannies, mais où rien ne semble exploser, éclater, bref, troubler l’aimabilité ambiante — ce qui n’empêche pas la dynamique. L’ambiance est celle, me semble-t-il, d’un salon, d’un salon raffiné, comme celui qu’évoque la Réunion de musiciens d’André Bouys qui illustre la couverture du disque. Cela ne signifie pas, au contraire, que le tout soit ennuyeux ou toujours pareil, mais bien plutôt que les inflexions sont subtiles et les effets sages.

Tout juste peut-on regretter que la soprano Camille Poul chante de manière un peu trop démonstrative ; j’aurais préféré davantage d’articulation et moins de puissance dans la voix, qui ainsi se serait mieux accordée avec les sonorités qui l’entourent. Sa façon de chanter est davantage celle du théâtre que celle du salon. Malgré cette réserve, et si l’on excepte l’air de Campaste du Triomphe du Temps où l’articulation m’a parue vraiment trop relâchée, l’agrément du timbre et l’engagement de la soprano sont séduisants.

Comme le préconise La Barre lui-même, le continuo est composé d’une basse de viole (et non une basse de violon ou un violoncelle), d’un théorbe et d’un clavecin :

il faudra prendre absolument une basse de viole et un théorbe ou clavecin, ou les deux ensemble, mais je crois que le théorbe est à préférer au clavecin, car il me semble que le son des cordes à boyaux convient mieux avec le son de la flûte traversière, que celui des cordes de laiton.

Le clavecin, ici, tenu par Olivier Fortin, n’a rien d’agressif et s’efface dans plusieurs pièces, mais apporte, dans les pièces où il joue, tantôt une ampleur et une certaine fermeté, tantôt, dans certaines pièces lente, un caractère plus désolé que le théorbe. L’alternance avec le théorbe, plus doux et idéalement enrobant, permet par ailleurs de caractériser avec netteté mais sans ostentation chaque pièce. Les deux instruments se complètent à merveille. Quant à Emmanuelle Guigues, sa basse de viole s’impose naturellement, sans jamais déséquilibrer l’ensemble, et trouve la quantité de son à fournir aussi bien dans les pièces pour la flûte « seule » (puisque c’est l’expression qu’emploie la page de titre) que dans les trios.

Serge Saitta joue une flûte faite d’après Hotteterre, dont le son chaleureux met merveilleusement en valeur la musique de La Barre. Le grave est rond, l’aigu fin et plutôt attendrissant. Dans les trios, les deux flûtes — la seconde étant tenue par Jean Brégnac — se mêlent à la perfection, aussi bien que les deux violons — Sophie Gent et Marie Rouquié —, et de même enfin que les quatre dessus ensemble. On entend un réel travail de l’ensemble et de l’équilibre des parties, dont il résulte une grande lisibilité de l’écriture. Le tout est joué avec un sens aigu de la dynamique, un phrasé soigné et des nuances fines.

Voilà donc un disque qui nous propose d’entendre un compositeur rare, dans une interprétation d’une tenue exemplaire et d’un charme aussi subtil qu’enchanteur — et ce portrait musical, à mon avis, en ravira plus d’un.

Michel de La Barre
La Julie

Le Triomphe des Arts, air de Campaste « Qu’un cœur est prévenu »
Recueil des plus belles symphonies du Triomphe des Arts
Parodie sur La Julie « C’est des beaux yeux que Julie »
Suite en mi mineur pour la flûte seule et la basse continue (Livre premier)
La Vénitienne, airs de Léonore « Quand je revois l’objet de mes amours » et « Tendres plaisirs, charmants amours ». Trio de Monsieur de La Barre

Antoine Dornel :
Prélude L’Aimé de M. de La Barre
Sarabande La Descosteaux

Le Mercure Galant
Serge Saitta, flûte et direction
Jean Brégnac, flûte Sophie Gent, Marie Rouquié, dessus de violon
Emmanuelle Guigues, basse de viole
Rémi Cassagine, théorbe & guitare
Olivier Fortin, clavecin Camille Poul, dessus (soprano)
Louise Moaty, récitante

2013, AgOgique. Ce disque peut être acheté sur le site de l’éditeur ou ici.

Extraits proposés :
1. Rondeau Le Dragon pour flûte et basse continue
2. Prélude du Trio de M. de La Barre
3. Air de Léonore de La Vénitienne
4. Chaconne du Triomphe du Temps
5. Passacaille du Trio de M. de La Barre

Rédigé par L’Audience du Temps

Publié dans #Michel de La Barre, #Domaine français, #Le Mercure Galant, #Serge Saitta, #AgOgique

Commenter cet article