Clavier-Übung II de Bach par Pascal Dubreuil
15 Septembre 2013
Sans doute suis-je l’un des premiers à râler quand je vois paraître un nouveau disque J. S. Bach et qu’il ne me satisfait guère : encore un disque Bach ! Était-ce bien nécessaire ? N’y avait-il rien d’autre à faire ? Faut-il encombrer étagères et rayonnages ? Cet exorde, je n’en doute pas, choquera sans doute, car comment ne pas vénérer le grand Bach ? Mais là n’est pas la question, en fait ; c’est plutôt que Bach est un compositeur chanceux, et très bien servi au disque, dans l’ensemble, même parfois trop bien : je pense dans ce dernier cas aux Variations Godlberg, dont il y a tellement de versions qu’à force quelqu’un qui ne s’y connaîtrait pas — ce qui était mon cas il n’y a pas encore si longtemps — serait vite perdu*. De manières générale, bien des œuvres de Bach sont si abondamment servies au disque qu’il n’est guère aisé de se retrouver dans la discographie, et de distinguer ce qui vaut la peine et ce qui peut être laissé de côté.
Je me suis livré, un temps, à la recherche d’une version “idéale” du Concerto italien, BWV 971. La tâche n’était pas trop ardue, ne fût-ce que parce que l’œuvre n’est pas très longue. Une telle version serait, à mon goût, forcément au clavecin — Bach l’a voulu pour cet instrument — et la discographie est diverse, les versions ne se ressemblant pas tellement. Quand je suis tombé, un peu par hasard, sur la Clavier-Übung II par Pascal Dubreuil, dont je connaissais les Partitas, j’ai pensé que je tenais peut-être ce qu’il me fallait. Et je ne me suis pas trompé.
Le nom lui-même qu’on donne généralement à cette pièce est inexact : il s’appelle en réalité Concerto nach Italiænischen Gusto — appréciez le mélange des langues. C’est un peu plus qu’une nuance si l’on se souvient que Bach a adapté pour le clavier un certain nombre de concertos réellement italiens : six de Vivaldi, un de Giuseppe Torelli, deux d’Alessandro Marcello et un de Benedetto Marcello. Ici, Bach ne copie pas, il n’imite sans doute même pas, il réinvente.
Le Concerto nach Italiænischen Gusto est en fait la première partie d’un diptyque, dont le second élément est une Overture nach Französischer Art, une ouverture à la manière française. L’ensemble forme la Zweyter Theil der Clavier-Übung, deuxième partie de l’exercice du clavier, publiée en 1735 — la première était constituée des six Partitas, la troisième sera la consacrée spécifiquement à l’orgue, et une dernière Clavier-Übung, sans numéro, publiée en 1741, « consiste en une aria et différentes variations pour le clavecin à deux claviers », les Variations Golberg.
Comme il le fera pour les Goldberg, Bach fait préciser sur la page de titre de la Clavier-Übung II qu’elle est destinée au clavecin à deux claviers (vor ein Clavicÿmbel mit zweÿen Manualen). Cette précision, rare, est évidemment importante et peut nous guider dans la compréhension de ces pièces. Elle trouve trouve son écho dans la partition : des nuances, piano et forte sont écrites ! Il est clair qu’elles doivent être rendues par le passage d’un clavier de l’instrument à l’autre. C’est d’autant plus important que l’un des buts de Bach dans les deux volets, Concerto et Overture, est d’imiter l’orchestre, ce qu’il fait par un jeu d’oppositions de groupes instrumentaux imaginaires — un grand groupe, forte et un petit groupe, piano.
Fragment du Concerto. On aperçoit en petit les mots piano et forte.
La forme du concerto, qui met en dialogue un ou plusieurs solistes avec un orchestre, est bien connue. Celle de l’ouverture l’est un peu moins. De prime abord, l’Overture en si mineur BWV 831 est une suite, qui serait comparable aux Partitas pour clavecin, aux Suites françaises et aux Suites anglaises. Mais en l’intitulant Overture, Bach nous indique sans doute que c’est une chose un peu différente qu’il nous propose. Il s’inspire en fait de l’ouverture orchestrale, appelée aussi “ouverture-suite”. Bach lui-même nous a laissé quatre ouvertures-suites fameuses, et Telemann un très grand nombre.
Dans l’Overture, il s’affranchit de la forme traditionnelle de la suite instrumentale, qui commence éventuellement par un Prélude, puis fait se succéder Allemande, Courante et Sarabande, puis éventuellement quelques autres danses, puis une Gigue, éventuellement suivie d’une autre danse, généralement longue. Un bon exemple de ce schéma est la deuxième Partita pour violon seul : Allemande, Courante, Sarabande, Gigue, Chaconne. Dans l’Overture de la Clavier-Übung, il n’y a pas d’allemande ni de prélude, mais une ouverture à la française. Le fait n’est pas rare au clavier, mais il est peu courant néanmoins. La forme de l’ouverture à la française s’est cristallisée dans les années 1660–70, sous l’impulsion de Jean-Baptiste Lully il avait hérité d’une ouverture qui faisait s’enchaîner une section lente, puis une section rapide, et il en avait fait un lent–vif–lent dans lequel les sections lentes sont très généralement à deux ou quatre temps, avec des rythmes piqués, et la section vive à trois temps, et fuguée.
À l’Ouverture succède une Courante, puis l’ordre est chamboullé : deux Gavottes, puis deux Passepieds, puis la Sarabande attendue, deux Bourrées, et la Gigue elle aussi attendue, et enfin une pièce « de caractère », Echo. C’est un peu comme si après les pièces sérieuses que sont l’Ouverture et la grave Courante, Bach avait ressenti le besoin d’intercaler un peu de divertissement — Gavottes et Passepieds, en paires — avant d’attaquer la Sarabande, un autre morceau important. Ce plan original — à titre de comparaison, Bach ne se permet ce genre de fantaisie dans aucune des six suites dites anglaises, toutes de forme Prélude–Allemande–Courante(s)–Sarabande–Autre danse–Gigue, ni dans les Partitas sauf la dernière, qui a un Air (un seul, on est loin des deux doubles pièces de l’Overture) intercalé entre sa Courante et sa Sarabande — peut soit évoquer les suites telles qu’elles se pratiquaient en France, de formes assez libres chez François Couperin (qui, certes, appelle ça “Ordres” — façon de parler) ou chez Marin Marais**, soit, à mon avis, évoquer l’origine française des l’ouverture-suite, de formes très libres, du fait par exemple qu’elles s’inspiraient des suites que l’on pouvait fabriquer à partir des danses des opéras français — on trouve des exemples de telles suites dans les manuscrits des bibliothèques allemandes, qui attestent de la diffusion de cette musique —, lesquelles ne pouvaient par exemple pas contenir d’allemandes puisque l’allemande ne se dansait plus déjà au temps de Lully.
Après avoir consacré un double disque aux Partitas, Clavier-Übung I (Ramée, 2008), et avant les récentes Suites anglaises (Ramée, 2013), le claveciniste Pascal Dubreuil a tout naturellement continué sur sa lancée avec une Clavier-Übung II (Ramée, 2010) exemplaire à de nombreux égards. Un disque qui, assurément, n’est pas de ceux qui encombrent.
D’abord, la qualité de la prise de son de Rainer Arndt, précise et claire sans sécheresse, met admirablement en valeur une copie de clavecin d’Hans Ruckers II (1624) de Titus Crijnen (Amsterdam, 1996). C’est un véritable bonheur de couleur sonore ! La captation restitue l’ampleur, la noblesse de l’instrument, sa vivacité, sa finesse. Par ailleurs, les bruits de mécanismes entre les pièces ne sont pas gommés, donnant au tout un sucroît de présence humaine : ce n’est pas tout qu’il y ait un clavecin, encore faut-il qu’il y ait un musicien !
Pascal Dubreuil enchante l’amateur de clavecin par la qualité de son toucher, qui sait se faire puissant ou délicat. Tout évoque à merveille ici une écriture orchestrale resserrée, mais d’un orchestre d’exception.
C’en serait sans doute déjà assez pour me séduire, mais cette lecture est dotée d’une qualité encore plus grande, et annoncée en fait par le choix de l’objet mis en valeur sur le disque — puisque Ramée met toujours un objet sur ses disques. On ne le reconnaît qu’avec les autres vues qui décorent les autres pans de la pochette : c’est une édition des œuvres de Cicéron. Et Pascal Dubreuil se fait ici orateur. Les théoricien de la musique, contemporains de Bach comme Mattheson ou antérieurs, ont souvent fait le rapprochement entre le discours musical et la rhétorique classique gréco-latine théorisée par Cicéron et Quintilien, couramment enseignée encore à l’époque moderne — rapprochement que développe Pascal Dubreuil dans sa notice, analysant en particulier la Fantaisie chromatique et fugue BWV 903 — et il prend ici tout son sens. Car les pièces du disques ont véritablement l’allure de discours, et l’habileté de leur construction est frappante d’efficacité.
Le disque lui-même forme un tout et une progression qui le font passer d’un bout à l’autre avec bonheur : d’abord le Concerto, sorte de hors d’œuvre de luxe dans lequel le mouvement lent est véritablement lyrique et évoque à merveille un soliste déployant d’amples lignes mélodiques sur un fond d’orchestre attentif, suivi d’un Presto dont la virtuosité n’est jamais vaine — dans le goût Italien : ça reste du Bach, tout de même, ça ne peut pas être trop creux ! Puis l’Overture, solide plat de résistance, ou plutôt plats, au pluriel, car les repas étaient copieux et le manue en était varié. La variété n’est pas la moindre qualité de cette Overture où l’esprit est diverti, réjoui, autant que nourri — grandi — par une substance musicale riche et solide.
Le programme est complété par un aimable dessert, le Prélude, Fugue et Allegro en mi bémol majeur BWV 998, plus apaisé, plus souple. Et enfin par la Fantaisie chromatique et sa fugue, véritable feu d’artifice que je ne saurais qualifier de quelques épithètes, tant Pascal Dubreuil parvient à en faire une pièce anthologique de cette « variété des affects magistralement organisée par le compositeur » dont lui-même parle dans la notice du disque. Une sorte de coup d’éclat final, s’il en était besoin, que cette pièce que Forkel, le premier biographe de Bach, jugeait « unique en son espèce et [qui] n'a jamais eu sa pareille » — au point d’ailleurs qu’il « pri[t] des peines infinies pour savoir si Bach n'avait point écrit un autre morceau du même genre, mais ce fut en vain. »
C’est assurément une bien belle réalisation et une grande réussite du label Ramée et de Pascal Dubreuil que cet enregistrement de la Clavier-Übung II, enregistrement qui fait espérer que le claveciniste et le label continueront encore de nous « propose[r] ainsi la plus riche, la plus convaincante et la plus touchante “récréation” pour nos esprit. »
Johann Sebastian Bach
Concerto nach italiænischen Gusto BWV 971
Overture nach französischer Art BWV 831
Prélude, Fugue et Allegro BWV 998
Fantaisie chromatique et fugue BWV 903
Ce disque peut être acheté sur le site d’Outhere ou ici.
Le texte de Pascal Dubreuil, dont son analyse rhétorique de la Fantaisie chromatique, peut-être lu en intégralité sur le site de Ramée.
Extraits proposés :
– Overture, 1. [Ouverture]
– Concerto, 2. Andante
– Prélude, Fugue et Allegro, 1. Prélude
Notes.
* J’ai eu la chance de trouver assez vite une version qui me convient bien.
** Il est vrai qu’on a eu tendance, en France, à appeler “suites” à peu près n’importe quelle succession de pièces diverses — il suffit de regarder les pièces de viole de Forqueray pour s’en convaincre : rarement le mot “Suite“ lui-même aura trôné si majestueusement et en caractères si luxueux — alors que tout le reste de la gravure est aussi tassé que possible, et peut-être même un peu plus encore —, et pourtant il n’y a à peu près rien de la suite conventionnelle qui s’y trouve.