L’Amérique polyphonique de Cappella Mediterranea, Clematis et Namur
20 Mai 2013
Leonardo García Alarcón n’est pas avare en projets et en idées, qu’il porte avec enthousiasme et engagement. Certes, certains de ses partis-pris ne font pas l’unanimité, mais on ne peut nier leur franchise, même leur sincérité, ni les qualités qui ont émaillé plusieurs projets, ni enfin la curiosité insatiable du chef. C’est donc avec une certaine curiosité qu’au moment où certains l’attention était majoritairement tournée vers sa version du Requiem de Mozart, j’ai accueilli une autre réalisation qui a paru à peu près en même temps, Carmina Latina.
Comme avant lui de nombreuses réalisations de Gabriel Garrido et de son ensemble Elyma, ce disque explore la musique qui a été jouée dans les Amériques colonisées par les Espagnols. Si rien n’est sûr à ce propos pour la Missa de Batalla de Joan Cererols, elle illustre bien le genre de compositions fastueuses qui ont pu trouver leur place dans les cérémonies du Nouveau Monde. D’ailleurs, il n’est pas improbable qu’une telle composition d’apparat ait voyagé. Un autre compositeur illustré dans le programme, Diego José de Salazar, a passé toute sa carrière à Séville, et pourtant, « certaines de ses compositions profanes sont découvertes dans un manuscrit conservé en Amérique latine, ce qui atteste de nombreux échanges entre le Nouveau Monde » et l’ancien, écrit Jérôme Lejeune dans la notice du disque.
Toutes les autres pièces ont été composées sur place : Gaspar Fernandez a été organiste à Guatemala, puis maître de chapelle à Puebla (Mexique), Juan de Araujo maître de chapelle à Lima puis à La Plata (Bolivie), et Tomás de Torrejón y Velasco a fait carrière à Lima. Comme le signale Jérôme Lejeune, bien que datées des années 1660–1720, les œuvres de ces deux derniers compositeurs s’inscrivent encore totalement dans le langage polyphonique de la Renaissance et du tout début du baroque. Il n’est guère étonnant, du coup, de trouver, malgré leur distance chronologique, une continuité et même une communauté d’esprit entre les œuvres de Gaspar Fernandez (1570–1629), de Joan Cererols (1618–1676) et de Juan de Araujo (ca.1648–1712) : l’esthétique reste sensiblement la même.
Ce n’est pas le moindre mérite de ce programme de s’articuler en deux temps, l’un profane et l’autre sacré.
Le versant profane est en fait para-religieux. Il ne s’agit pas d’œuvres liturgiques, mais de polyphonies sur des sujets chrétiens tournant principalement autour de la nativité, ce qui explique leur caractère festif. À la manière de celles conservées dans les cancioneros espagnols, ces pièces sont marquées tantôt par une grande vivacité et des rythmes évoquant la danse, tantôt par une douce profondeur assez touchante. La première pièce du disque, A Bélen me llego, tío de Fernandez (« J’arrive à Bethléem, mon ami »), illustre bien cette double caractéristique : elle évoque d’abord le voyage jusqu’à la crèche et la rejouissance qu’inspire la naissance de l’enfant Jésus, puis un certain attendrissement devant la scène, qui fait presque penser à une berceuse.
L’une des très belles pièces de ce versant profane est justement une sorte de berceuse élaborée :
Desvelado dueño mío que a tantos rigores naces duerme al arro, al arrullo, que tiernas entonan las aves. Duerme al arro, al arroyo instrumento de plata suave.
(Mon maître, tu ne dors pas, toi qui es né pour tant de souffrances. Do, do, dors, au roucoulement berceur des tendres oiseaux, au murmure du ruisseau, douce lyre d'argent.)
Cette pièce, comme le plus enlevé mais également très beau villancico A éste Sol peregrino, est due à l’excellente plume de Tomás de Torrejón y Velasco, également compositeur du premier opéra créé (j’écris bien créé, et non joué) au Nouveau Monde, La Púrpura de la Rosa (sur un livret d’un certain Pedro Calderón de La Barca).
Dans l’ensemble, les pièces profanes proposées, outre leur grande qualité musicale et littéraire, illustre bien un pan souvent oublié de la dévotion : son caractère joyeux.
Dessin réalisé par Blanche Dutreuil — Cliquez pour voir en grand ! — Tous droits réservés
La partie sacrée du programme s’ouvre sur une pièce pittoresque : Hanacpachap cussicuinin ; il s’agit d’un chant processionnel destiné au culte marial et écrit dans la langue locale (de Bolivie, en l’occurrence), le quechua. La version que nous en proposent Leonardo García Alarcón et ses troupes, avec maints tambours de batailles (si je ne me trompe pas de dénomination), ajoutant progressivement flûtes, cornets et trombonnes, évoque bien une procession, une belle, grande et grave procession.
S’ensuit une sorte de cérémonie où l’on entend un très beau Dixit Dominus — à mon sens l’une des plus belles pièces du disque, d’une grande variété, passant avec bonheur de la vivacité au recueillement extatique, et abondant en idées musicales — et un Salve Regina d’Araujo, et la Missa de Batalla de Cererols.
Si celle messe a jadis été enregistrée par Jordi Savall (de même que le Hanacpachap cussicuinin), Leonardo García Alarcón propose ici une version très différente, plus théâtrale, plus cérémoniale ; des moments moins pompeux et victorieux s’y retrouvent aussi, comme dans le Credo (Et incarnatus est et Crucifixus, traités très différemment par le chef) et l’Agnus Dei.
Comme à son ordinaire, le Chœur de chambre de Namur est excellent d’équilibre et de clarté. Comme à son ordinaire, Clematis brille par la qualité de ses timbres et la spontanéité, le naturel de son jeu — qui, même dans les pièces brillantes, n’a jamais rien de m’as-tu-vu. Signalons particulièrement aussi la performance de Mariana Flores qui, comme à son ordinaire, éclaire l’ensemble de son timbre lumineux et de la finesse de son chant.
Quant à la direction de Leonardo García Alarcón, elle concilie, ainsi que j’ai pu l’évoquer déjà plusieurs fois, énergie et délicatesse. Il prouve une fois de plus sa parfaite maîtrise des ensembles de grande dimension, sa parfaite gestion des masses vocales et instrumentales en présence et des effets — jamais outrés — qu’il en peut tirer. Chaque pièce est ciselée comme une petite pierre précieuse pour prendre toute sa valeur — mais sans que l’interprétation devienne jamais froidement calculée. Le chef argentin excelle à créer des ambiances sans tomber dans l’anecdotique.
Comme à son ordinaire, la Cappella Mediterranea nous ravit de son subtil dosage entre sa parfaite maîtrise technique et musicale et son enthousiasme. Avec toujours cette précision et cette séduction plastique du son. Un très beau disque, en vérité.
Carmina Latina
Gaspar Fernandez (ca.1570–1629) : A Belén me llego, tío
Juan de Araujo (ca.1648–1712) : Vaya de gira, Dixit Dominus a 12 & Salve Regina a 8
Tomás de Torrejón y Velasco (1644–1728) : Desvelado Dueño Mío & A éste Sol peregrino
Diego José de Salazar (?–1709) : Salga el torillo hosquillo
Anonyme : Hanacpachap cussicuinin
Joan Cererols (1618–1676) : Missa de Batalla a 12
Capella Mediterranea
Chœur de chambre de Namur
Clematis
dir. Leonardo García Alarcón
2013, Ricercar. Ce disque peut être acheté sur le site d’Outhere ou ici.
Extraits proposés :
1. Tomás de Torrejón y Velasco : A éste Sol peregrino
2. Juan de Araujo : Dixit Dominus a 12
N.B. Il n’y a cette fois que deux extraits, mais le second est plus long qu’à l’ordinaire.