La République des Musiques : Ouverture et concertos de Telemann par Les Ambassadeurs
24 Mars 2015
« Capus lisait un acte, Tristan faisait des mots, Renard en préparait. Allais disait n’importe quoi — n’importe quoi d’Allais, c’était toujours très bien ! » — Sacha Guitry, Si j’ai bonne mémoire…
Serions-nous dans une année telemannique ? On le souhaiterait… Après le très beau disque de La Rêveuse, paru en janvier, voici venir une parution qui le complète agréablement : une ouverture et un petit bouquet de concertos par Les Ambassadeurs. Fait remarquable, c’est le premier disque consacré à Telemann qui paraît chez Alpha. En revanche, ce n’est pas le premier dans lequel on retrouve le flûtiste Alexis Kossenko, puisque les mélomanes les plus attentifs connaissent peut-être le programme enregistré au côté de la Holland Baroque Society pour Channel Classics, assez similaire en fait, dans sa forme, à celui-ci puisque composé d’une ouverture et de quatre concertos — ce ne sont cependant pas les mêmes œuvres qui sont proposées ici, derrière une pochette aguichante reproduisant un tableau fort amusant de Frans Francken II. Est-ce que n’importe quoi de Telemann ça sera toujours très bien ? On dirait…
Concerto pour violon en la mineur, I, Adagio.
En 1717, Telemann écrivait déjà à Mattheson : « Je suis un grand Partisan de la Musique Françoise, je l’avoue ». Telemann vouait un véritable amour au « style français » au moins depuis 1704, date à laquelle il est nommé Cappellmeister du comte de Promnitz à Sorau. Comme il le raconte dans l’autobiographie qu’il envoie vers 1740 à Mattheson pour qu’il l’intègre dans la Grundlage einer Ehrenpforte, « l’ouverture, avec ses corrélats, avait la préférence, parce que monsieur le comte, revenu de France depuis peu, aimait ce genre. Je me mis en quête des travaux de Lully, Campra et autres bons maîtres, et m’en tins presque exclusivement à leur style , si bien qu’en deux ans, je ne comptais pas moins de deux cents ouvertures ». Cet amour ne se démentira guère, et il continuera aussi d’écrire des ouvertures flanquées de suites, pour diverses formations, et dans des styles divers. En 1737, il écrit à Johann Richey que sa « dernière œuvre consiste en six Ouvertures, avec et sans cors de chasse » et regrette que « la musique française ne [soit] pas appréciée là-bas », c’est-à-dire à Vienne où se trouve son correspondant. Même si l’Ouverture-Suite avec cors choisie par les Ambassadeurs ne fait pas partie de ce lot de six, publiées, il ne me paraît pas improbable que l’œuvre date des mêmes années. Elle est en tout cas composée d’une main très sûre. Cette même année 1737, il se rend d’ailleurs à Paris où il découvrira plus avant cette musique qu’il admire — et connaîtra en particulier les œuvres de Rameau, de sorte que dans une controverse épistolaire avec Karl Heinrich Graun en 1751–52, il se fera le défenseur de Castor et Pollux, et en particulier de ses récitatifs, partition en main et analyse à l’appui.
Seigneur, lorsqu’un musicien
Dans un cabaret doit se rendre,
Pensez-vous qu’il se fasse attendre ?
— Louis Fuzelier.
Peu après la naissance de sa passion pour la musique française, la cour du comte de Promnitz « se transporta à Plesse » :
J’y appris autant qu’à Cracovie à connaître la musique polonaise et hanaque dans sa véritable beauté barbare. Dans les auberges communes, elle était composée d’un violon attaché à la ceinture, accordé une tierce plus au qu’à l’habitude, […] et d’une cornemuse polonaise, d’un trombonne basse et d’une régale. […] Ce que de tels joueurs de cornemuse ou de violons ont comme inspiration lorsqu’ils se livrent à leur fantaisie est à peine croyable. Quelqu’un d’attentif pourrait en huit jour en retirer des idées pour toute une vie. Bref, il y a une foule de très bonnes choses dans cette musique lorsqu’on l’utilise à bon escient. Après cette époque, j’ai écrit divers concertos grosso et trios dans ce style que j’ai habillés d’un costume italien avec adagios et allegros alternés.
Ce passage est souvent cité, et pour cause : venant, dans l’autobiographie, juste après sa première source d’inspiration — la musique française —, il rappelle les autres influences qui inspirent Telemann, à savoir la musique populaire d’Europe de l’Est et la musique italienne. On trouve ainsi chez Telemann des “polonaises” comme par exemple celle qui ouvre le concerto pour flûte traversière en ré majeur TWV 51:D2, mais aussi des mouvements où s’expriment la “beauté barbare”, souvent des mouvements presto notés à quatre noires, au dynamisme étourdissant, qui font parfois la place à des unissons et des basses “de musette” qui évoquent bien l’abondance des violons et des cornemuses que Telemann dit avoir étendus dans les tavernes de Haute-Silésie — voir par exemple le dernier mouvement de l’une des œuvres les plus belles du compositeur, le concerto pour flûte à bec et flûte traversière en mi mineur TWV 52:e1. Mais ce passage nous parle aussi du “costume italien”, assimilé à l’alternance des mouvements lents et rapides, mais qui renvoie aussi à des mouvements fugués à la manière des concerti et sonate da chiesa, que certains des concertos choisis par les Ambassadeurs illustrent bien.
On en oublierait presque l’inspiration germanisante, que le disque vient aussi rappeler avec le superbe premier mouvement du concerto pour violon en la mineur TWV 51:a1, tout à fait digne d’une sinfonia d’ouverture de cantate de J. S. Bach — sauf que chez Bach, ce serait un hautbois solo, et non un violon. Bref, concertos et ouvertures sont sans doute, chez Telemann, l’un des lieux privilégiés où s’exprime, eussent dit les Français de l’époque, la réunion des goûts.
Ouverture fa majeur, II, Rondeau.
Les œuvres ici choisies par les Ambassadeurs ont toutes, si je ne m’abuse, déjà fait l’objet d’enregistrements. On pourrait le regretter, mais certaines œuvres méritent assurément plusieurs lectures, et d’autres figuraient sur des disques d’une qualité pas toujours très satisfaisante. Dès l’Ouverture TWV 55:F3, qui était peut-être l’œuvre dont j’attendais le moins, puisque le disque du Fondamento qui la contient aussi est loin d’être mauvais, j’ai été séduit par la mâle vigueur du son, par la rectitude du phrasé et l’équilibre de l’ensemble. L’orchestre s’avère, tout au long du disque, extrêmement séduisant, avec un pupitre de violons d’une rare souplesse, s’alliant à la perfection, dans l’Ouverture, avec les hautbois ; la même souplesse est à signaler chez les deux cors par moments gouailleurs, par d’autres moments plus nocturnes et effacés. L’alliance des cors avec les hautbois, qui jouent parfois ensemble sans les cordes, est pleine de saveur. Les basses sont fermes et très présentes (peut-être un poil trop à certains moments, je pense au premier mouvement du concerto pour violon), et on apprécie la présence, dans le continuo, du théorbe ou de la guitare (selon les pièces) qui vient colorer et apporter un je-ne-sais-quoi à la dynamique de certains moments.
À l’évidence, dans l’Ouverture-Suite en fa majeur, Telemann s’est amusé et les Ambassadeurs aussi. Le compositeur y fait montre d’une constante invention mélodique, mais aussi d’un certain humour — je pense par exemple au jeu de réponses ou d’alternance dans la Badinerie. Le Rondeau est parfaitement délicieux, la Sarabande parvient à s’étaler avec juste assez de soutien pour ne pas sombrer dans l’apathie, et juste assez de langueur pour ne pas être trop active. Bref, chaque pièce trouve sa place dans cet ensemble et vient d’emblée placer cette ouverture au côté de celles enregistrées par il Fondamento, déjà évoqué, Zefiro ou l’Akademie für Alte Musik.
Du côté des concertos, on est souvent surpris de découvrir des visages inattendus de Telemann. J’ai déjà évoqué le germanisme de l’Adagio initial du concerto en la mineur pour violon, dans lequel les Ambassadeurs ponctuent avec une présence d’une force dramatique prenante le chant du violon mélancolique et doucement acidulé (quand j’utilise ce mot, ça me fait toujours penser à des bonbons) de Zefira Valova. Il faut aussi signaler la course effrénée que constitue le Presto central du concerto pour flûte et violon en mi mineur, haletante. Il y a là quelque chose de très italien, tout comme dans le concerto pour flûte en ré majeur TWV 51:D1, dont la fugue Allegro a peut-être bien quelque chose de corellien, et le Largo — avec ses pupitres de cordes à l’unisson assénant une sorte d’ostinato sous un chant de flûte solitaire et presque désespéré, magnifié par Alexis Kossenko — quelque chose, peut-être, de vivaldien, mais du meilleur Vivaldi — et même, à mon avis, meilleur que Vivaldi. Heureusement, une aimable Gigue vient conclure le concerto — avec peut-être, encore, une inspiration “corellizante”.
Concerto pour flûte en ré majeur TWV 51:D2, I, Moderato.
Mais c’est pour le concerto, aussi en ré majeur, TWV 51:D2 que je garde une tendresse toute particulière. Il ne se prive pas pour instaurer, çà et là, un dialogue entre la flûte, soliste “officiel” de l’œuvre, et le premier violon — ici l’admirable Zefira Valova —, et fait preuve tout du long d’une poigne et d’une inventivité véritablement envoûtantes. Concerto déjà enregistré avec brio par Musiqua Antiqua Köln avec Wilbert Hazelzet comme soliste — avec qui Alexis Kossenko et ses Ambassadeurs tiennent pleinement la comparaison en terme de majesté comme d’expressivité, d’ampleur et de souffle. Il faut dire que la flûte d’Alexis Kossenko illumine ces deux concertos d’un enthousiasme débordant, témoignant d’une confiance et d’un amour aveugles pour la musique de Telemann. Son jeu s’anime des plus vives couleurs et des accents les plus ravissants. Cette flûte-là, si elle ne recule, évidemment, devant aucun trait d’éclatante virtuosité, chante surtout véritablement et, au côté de son orchestre, raconte vraiment quelque chose : la rhétorique devient narration poétique.
Les Ambassadeurs et Alexis Kossenko, ayant trouvé toujours le ton juste et la bonne caractérisation de chaque mouvement, nous offrent une lecture pleine de dynamisme comme d’élégance, de force comme de charme. C’est sans doute aussi ça, les goûts réunis.
Georg Philipp Telemann :
Ouverture TWV 55:F3
Concerto pour violon TWV 51:a1
Concerto pour flûte traversière TWV 51:D1
Concerto pour flûte traversière et violon TWV 52:e3
Concerto pour flûte traversière TWV 51:D2.
Les Ambassadeurs
Zefira Valova, violon
Alexis Kossenko, flûte et direction
Alpha, 2015. Ce disque peut être acheté sur le site de l’éditeur.
Illustrations complémentaires :
Peter Paul Rubens (1577–1640), Une forêt au crépuscule avec une chasse au cerf, huile sur bois, 61,5 × 90,2 cm, New York, Metropolitan Museum of Art.
Adriaen Brouwer (1605/6–1638), Les Fumeurs, vers 1636, huile sur bois, 46,4 × 36,8 cm, New York, Metropolitan Museum of Art.