Humeur / Deux productions d’opéra : Les Fêtes vénitiennes et Don Quichotte
9 Février 2015
On dira que je suis réactionnaire, on dira que je grogne toujours et ne suis jamais content — mais c’en est trop, il faut que s’exprime mon juste courroux. À quel propos ? Avez-vous vu les Fêtes vénitiennes de Danchet et Campra qui étaient représentées à l’Opéra-Comique sous la direction de William Christie et Robert Carsen ? Fort heureusement, je n’ai pas fait le déplacement, mais le bienfaisant site Culturebox permet de voir et revoir plusieurs spectacles, dont celui-ci. On pouvait se réjouir qu’on représente un opéra-ballet de Campra, qui plus est avec mise en scène — avant de connaître le nom du metteur en scène qui laissait augurer du pire. Las ! les craintes étaient fondées.
Vous souvenez-vous de l’Armide que le même chef et le même metteur en scène ont donnée il y a plusieurs années au Théâtre des Champs-Élysées et qui a été portée ensuite en DVD ? Pour le coup, j’y étais — cela m’avait fort coûté, de mes petits deniers d’étudiant… Quel ne fut pas le désappointement ! Vous souvenez-vous que le prologue présentait un groupe de touristes visitant le Château de Versailles ? Bingo ! Les Fêtes vénitiennes s’ouvrent sur une vue de Venise avec un groupe de touristes réactualisé, puisqu’ils ont désormais des tablettes en plus des appareils photo. Vous souvenez-vous de l’Armide en nuisette ? Vous souvenez-vous que tout était argenté et rouge ? Eh bien, ici l’on voit à peine dix minutes après le début du spectacle lesdits touristes se déshabiller pour se revêtir d’habits rouges… La Folie du prologue semble faire un perpétuel numéro de strip tease. Il faut bien aussi installer là (fin de la première entrée) quelque partouzage, ça fait bien, ça fait moderne — tout comme les moutons qui ont l’air de forniquer pendant la pastorale de la troisième entrée. Et même les pétales et les roses que l’on voit ici dans la troisième entrée sont une redite d’Armide, puisqu’on les y voyait entre autres dans cet acte II qui ressemblait à une publicité pour du parfum… De manière générale, tout doit être rouge, noir, ou ne pas être, dans ces Fêtes qui n’ont plus grand-chose de réjouissant. Cet éclairage rougeoyant en permanence est aussi détestable qu’imbécile. Quand on pense au mal qu’on se donnait à l’Académie royale de musique pour que ça en jette, pour que ce soit joli… Quand on pense à la merveille qu’est Venise… Tout cela est ici jeté au profit de la lubie du metteur en scène. D’ailleurs on n’y voit pas grand-chose. Dans la deuxième entrée, le noir quasi total se substitue à l’éclairage rouge — en salle ce devait être charmant, de ne plus rien voir.
L’œuvre, qui n’avait plus été donnée depuis le xviiie siècle — en lequel elle eut un grand succès, immense même — est rendue déplaisante à la vue. On n’y comprend plus grand-chose. Tout est assagi, affadi, au point qu’on se demande quel leçon prétend donner cette mise en scène à partir d’une œuvre qui proclame hautement qu’elle les refuse.
L’ajout de l’air et du chœur du début du prologue à la fin de l’œuvre — qui se termine, pour faire un bouclage, est encore d’une rare ineptie. On retrouve les “touristes” du début, environnés de déchets qui restent seuls sur la scène à la fin… Je me suis exclamé, tout seul chez moi devant la vidéo : « p***, mais c’est mauvais, mauvais, mauvais ! c’est honteux de faire ça ! » On change délibérément le sens de l’œuvre (le divertissement), on refuse ce qui est enjoué… La dernière entrée, « L’Opéra », en vrai, ne s’achève pas sur des airs tristes, mais sur une reprise de l’ouverture — pas celle du début de l’œuvre, mais une autre qui est incluse dans la troisième entrée (théâtre dans le théâtre). Au demeurant, vu le complexe jeu des entrées*, que l’on sache, aucune représentation des Fêtes vénitiennes au xviiie siècle ne s’est terminée sur l’entrée intitulée “l’Opéra”. Mais bon dieu, si vous voulez faire du lugubre, prenez des œuvres tragiques et laissez les comédies tranquilles !
L’ouïe est-elle davantage réjouie ? Pas vraiment. Les chanteurs sont plutôt bons, mais cela manque terriblement de direction — et par ailleurs le texte est souvent inintelligible. À ces égards, la dernière entrée fait quelque peu exception : elle est nettement plus réussie et parvient même à amuser un peu — les caractères y sont mieux campés, et même l’orchestre semble soudainement plus en forme. (On est cependant pas débarrassé de l’éclairage rouge, faut pas rêver. Et on aurait pu souhaiter que le costume de Reinoud van Mechelen fût un peu plus soigné. Et dès que les danses apparaissent, on se rappelle à quel point elles sont sans intérêt.) La direction de l’orchestre est relativement molle et manque cruellement d’enthousiasme. Les chœurs sont bien pâles. Les vents sont plutôt bons, mais les cordes souvent imprécises et manquent de fermeté. On abuse des pizzicati, on fourre des percussions à tire-larigot, mais au bout, tous les chœurs et toutes les danses se ressemblent affreusement. Il faut en plus que les chanteurs et danseurs tapent dans leurs mains, émettent des rires forcés et de petits cris qui sont sensés marquer l’engagement, l’enthousiasme, et qui ne font qu’agacer. Les chorégraphies ne sont qu’agitation forcenée et sans aucun charme. Au reste, ce qui y ressemble à de la technique (par exemple les entrechats et les brisés dans la première entrée) semble n’être employé que pour être tourné en ridicule.
Ajoutons que pour ce que j’ai vu de la partition, plusieurs choix m’ont semblé éminemment discutables. Ainsi, faire de l’air de Zéphyr (troisième entrée) un air lent est, selon moi, hors de propos pour un air à 12/8 avec des vocalises sur “volez” et des petites flûtes. Il m’a semblé que la Forlane de la première entrée était trop lente (j’ai accompagné deux forlanes pour des danseurs qui faisaient des chorégraphies notées à l’époque)
Tout cela ne va nulle part — tout cela est cruellement hors sujet — mais conspire à noyer la musique de Campra et le livret de Danchet, dont on dira ensuite qu’ils sont sans intérêts parce qu’on les a rendus tels.
À quelques jours d’intervalle, à quelques kilomètres de là, le Concert Spirituel donnait le Don Quichotte chez la Duchesse de Boismortier, dans une mise en scène de Corinne et Gilbert Benizio (alias Shirley et Dino). On le peut aussi voir sur Culturebox. Bien sûr, on pourra y critiquer les intermèdes ajoutés, les burlesqueries… Mais du moins, l’esprit de l’œuvre est respecté : pas de prise de tête. Et au-delà des pitreries, il y a un vrai charme visuel : c’est joli, les costumes sont soignés, c’est coloré, c’est bien caractérisé. Les imperfections vocales — évidentes à plusieurs reprises chez François-Nicolas Geslot en Don Quichotte — et l’inconfort d’écoute dus à la prise de son — qui ne flatte pas, sans doute en grande partie à cause de l’alternance entre parlé et chanté qui rendait les choses compliquées — sont compensés par l’enthousiasme, un jeu d’acteur réussi — les mines de Marc Labonnette en Sancho sont impayables —, et puis il y a aussi du très beau chant — Chantal Santon Jeffery se joue de tout, comme toujours : l’air de la Japonaise à la fin de l’œuvre, par exemple, est bluffant de fluidité comme de virtuosité.
D’un côté, quelle fadeur ! quelle lourdeur ! quel manque de conviction et d’enthousiasme ! Et puis, que de déjà-vu ! que de prétention ! Et moi qui me réjouissais de découvrir enfin un nouvel opéra de Campra, et qui inversement trouvais dommage de reprendre un Don Quichotte bien connu par le disque ! De l’autre, assurément, de la fraîcheur, de la simplicité autant que de l’invention… Certes, tout n’était pas parfait, mais au moins, cela se tenait, tant scéniquement que musicalement, et la partition et le livret sont défendus avec poigne.
D’après Christie, « Chercher de la profondeur dans la comédie-ballet est inutile : les auditeurs doivent quitter le théâtre avec la sensation d’avoir vécu un moment de grâce. Ce n’est jamais vain dans une époque qui se prend trop au sérieux ! » Entre ses Fêtes vénitiennes et le Don Quichotte de Boismortier, Niquet et les Benizio, on n’a pas besoin de réfléchir pour déterminer quel spectacle se prend trop au sérieux… et manque son but.
* Oui, il faut dire que les Fêtes vénitiennes se composaient toujours de trois ou quatre entrées (plus le prologue), mais au total il y eut neuf entrées, certaines se substituant à d’autres…