Le temps du théâtre

10 Août 2014

Arlequin
Les auteurs sont mules quinteuses ;
Mes brebis ne sont point hargneuses,
Près d’elles j’ai moins de travail.

Pierrot
J’entre dans le choix que vous faites :
J’aime mieux, bétail pour bétail,
Cent moutons que mille poètes.

— Pierre-François Biancolelli et Louis Fuzelier, Arlequin grand vizir (1715), prologue, scène ii.

Peut-être certains ont-ils déjà eu la curiosité de se demander d’où venait ce nom, L’Audience du Temps. Eh bien, c’est le titre d’une pièce de 1725, due à l’un des auteurs dramatiques les plus féconds du xviiie siècle, Louis Fuzelier. Ici, certains se diront peut-être qu’ils ont déjà vu ce nom-là quelque part — et si leur mémoire est bienveillante avec eux, y retrouveront que c’est le librettiste des Indes galantes de Jean-Philippe Rameau.

Peut-être certains se sont-ils dit que décidément, je ne m’occupais pas très bien de ce blog ces temps-ci, que les chroniques y sont fort espacées, et que je ne donne pas trop de pitance à mon lectorat. Même si je pourrais bien leur répondre qu’eux ne me donnent pas force pitance de commentaires — vous savez bien que les blogueurs sont obsédés par les commentaires — je ne pourrai pas leur donner tort.

Peut-être certains se demandent-ils quel est le rapport entre les deux précédents paragraphes. Eh bien, c’est que si je délaisse les chroniques, c’est parce que l’auteur de l’Audience du Temps de 1725 me prend le mien, de temps. En effet, si je connais cette pièce, c’est parce que Louis Fuzelier est le sujet de ma thèse de doctorat — thèse qui est en phase terminale, c’est-à-dire que j’essaie d’achever avant qu’elle ne m’achève. Je dois la rendre à la fin de l’été pour la soutenir à l’automne. Oh, si je vous raconte cela, ce n’est pas pour m’attirer quelque compassion — après tout c’est bien fait pour moi, j’avais qu’à pas faire de thèse — ni que j’estime devoir quelques comptes que ce soit à mes lecteurs — je ne peux en devoir qu’à celles et ceux, rares mais précieux et estimés, qui m’ont fait la grâce de m’envoyer ou de me faire envoyer des disques : j’en profite d’ailleurs pour leur dire ces petits mots : n’ayez crainte, je ne vous oublie pas ! Non, si je vous raconte cette affaire-là, c’est par manière de conversation et parce que je me suis dit que je pourrais bien vous entretenir quelque moment de ce qui fait le sujet de ma thèse. Folie ! — sans doute, mais tant pis.

Pour la plupart des gens, le siècle d’or du théâtre français est sans doute le xviie : Corneille, Racine et Molière suffiraient à lui conférer ce titre. Demande-t-on de citer un auteur de théâtre du siècle suivant, la plupart des questionnés sont à la peine — je n’ai pas osé écrire à la torture, mais j’y ai pensé, sachez-le — et citent peut-être Beaumarchais, au mieux Marivaux... Les plus érudits savent que Voltaire a lui aussi commis un certain nombre de tragédies qui bien qu’elles aient eu leur succès à l’époque, ne valent rien — c’est l’idée reçue. Figurez-vous pourtant que le xviiie siècle était fou de théâtre, et qu’on y forgea même le mot de théâtromanie. Quoi ! vous exclamez-vous (mais si, mais si), un siècle qui adorait le théâtre et qui en a si peu fourni ! On pourra alors se remémorer le drame bourgeois, les essais de Diderot, ceux de Jean-Jacques, Néricault-Destouches et Nivelle de La Chaussée... Brrrr, direz-vous, tout cela est bien sérieux ! Et bien deuxième moitié du siècle. Et la première moitié, celle qui justement a vu fleurir Marivaux ?


Le départ des Comédiens Italiens en 1697, gravure, d’après Watteau.

Au tout début du xviiie siècle, la situation n’est guère brillante. La troupe de comédiens italiens installée à l’Hôtel de Bourgogne, qui jouait la moitié de ses pièces en français et avait pour fournisseurs certains auteurs qui donnaient d’autres pièces à la Comédie-Française comme Regnard et Dufresny, cette troupe, dis-je, a été expulsée en 1697, sur ordre du Roi, c’est-à-dire de la Maintenon, parce que le ton libre des pièces qu’on y représentait ne convenait guère a l’atmosphère dévote de la fin du règne. Il n’y a donc à Paris que deux théâtres : la Comédie-Française — fondée en 1680 c’est-à-dire bien après la mort de Molière, la Comédie-Française n’est pas la maison de Molière, il n’y a jamais mis un pied — et l’Académie royale de musique, alias l’Opéra. Et rien d’autre. Parce que pour ouvrir un théâtre il faut une autorisation, un privilège, on ne fait pas ça comme on veut — il faudra attendre la Révolution pour avoir droit d’ouvrir un théâtre sans l’autorisation spéciale du pouvoir. Chacun des deux théâtres a sa “spécialité”, le théâtre parlé en français pour la Comédie-Française, le théâtre chanté pour l’Académie royale de musique.

Mais la troupe italienne manque. Des troupes itinérantes ont l’idée de profiter des franchises juridiques accordées aux deux grandes foires parisiennes annuelles — la foire Saint-Germain entre février et mars-avril, la foire Saint-Laurent entre juillet et septembre — pour monter des théâtres et jouer. Le “théâtre de la foire” est né. Je parle bien de vrais théâtres, avec une salle, des murs, une scène, souvent une petite fosse d’orchestre, des loges... Il faut s’ôter de l’esprit l’image de tréteaux dressés sur un croisement de rue entre quatre boutiques. Il faut aussi s’ôter de l’esprit l’image d’une foire populaire : on y trouvait aussi des marchands de produit de luxe des orfèvres...


Les bâtiments de la foire Saint-Germain sur le plan Turgot de 1739. Non loin de là, au Nord, la Comédie-Française (actuellement rue de l’ancienne comédie). À l’Est, l’Académie. Sur l’autre rive de la Seine, l’Académie royale de musique (au Palais-Royal), la Comédie-Italienne (non loin des Halles) et, bien plus au Nord, la foire Saint-Laurent.

Les plus connaisseurs m’opposeront peut-être ce que l’on possède en matière d’iconographie des théâtres forains : n’y voit-on pas des comédiens jouer “dehors” ? Ne nous y trompons pas : il s’agit là de parades, destinées à inciter les gens à entrer voir le “vrai” spectacle (et à payer). Ce sont les bandes-annonces, en quelque sorte.


L’intérieur de la foire Saint-Germain représenté en 1763 par Louis-Nicolas van Blarenberghe. Il s’agit d’un souvenir de l’ancienne foire, qui vient de brûler : on y lit, quand la résolution d’image le permet, les noms d’entrepreneurs de théâtres de la première moitié du siècle. On voit clairement, dans la moitié supérieure, au milieu, une parade, et juste au-dessous un personnage qui invite à entrer.

L’histoire des théâtres forains est mouvementée. En effet, les deux théâtres privilégiés, officiels, et en particulier la Comédie-Française, n’ont pas vu d’un très bon œil cette concurrence illégale, qui leur ravissait leur public. Ils leur ont donc intenté des procès pour les faire interdire, parfois même détruire. Mais il faut croire que les juges étaient plutôt favorables aux forains. Ils n’ont presque jamais interdit le théâtre tout court : on défendait aux acteurs de faire des pièces — ils firent alors des scènes détachées, sans rapport apparent les unes avec les autres. On leur défendit le dialogue — ils firent des pièces entièrement en monologue. On leur défendit de parler — ils chantèrent. On leur défendit de chanter — ils firent chanter le public sur des airs connus, en lui montrant les paroles sur des cartons appelés écriteaux et en confiant aux acteurs seulement le jeu, muet, la pantomime. Bref, les forains regorgèrent d’invention et d’imagination.

Voici un extrait d’un procès verbal dressé en 1710 par Jean-Jacques Camuset, qui constate que malgré l’interdiction de parler, les comédiens jouent. Je vous le livre, parce que je le trouve amusant :

Pierrot et Marinette viennent sur le théâtre. Marinette parle seule. Elle se retire ensuite. Pierrot reste et parle seul. Arlequin paraît accompagné de Pierrot et parle seul. Ils se retirent ensuite tous deux. Vient ensuite un homme, contrefaisant le malade, qui parle seul. Arlequin vient, auquel le malade adresse la parole sans qu’Arlequin lui réponde. Arlequin et le malade se retirent et Arlequin revient accompagné de Colombine et parle seul. Ils se retirent l’un et l’autre, Scaramouche vient et parle seul.

La situation ne fut pas toujours aussi “sombre” : les interdictions avaient une durée limitée. Parfois, les forains parvenaient à faire du théâtre sans que rien leur fût défendu. Souvent, un théâtre parvenait à négocier avec l’Académie royale de musique, qui avait perpétuellement besoin de beaucoup d’argent, le droit de chanter, moyennant une forte somme — 10000, 12000 livres par foire. À partir de 1715, il arriva régulièrement que le théâtre qui avait réussi à obtenir ce privilège de l’Opéra prenne le nom d’Opéra-Comique. Oui, c’est à la foire qu’est né le théâtre de l’Opera-Comique. D’ailleurs, en 1715, il y en eut deux : deux troupes, qui occupaient deux théâtres à la même foire — il y avait souvent, avant 1724, plusieurs théâtres dans la même foire — eurent l’idée de prendre ce nom : deux Opéras-Comiques ! C’est Fuzelier, qui avait travaillé en qualité d’auteur pour les deux troupes, qui eut l’idée de ce nom, comme il l’a écrit dans un court texte autobiographique : « je suis le parrain de l’Opéra-Comique ».

Un autre événement majeur vient influencer le paysage théâtral parisien : le 1er septembre 1715, Louis le Grand, par la grâce de Dieu roi de France et de Navarre, meurt. La France soupire de soulagement. Comme on le sait, le futur Louis XV est alors tout jeune, trop jeune (il a cinq ans) et la régence est confiée au duc Philippe d’Orleans — personnalité marquante, période qui l’est non moins, au point que «le Régent», c’est lui, «la Régence», la sienne, comme s’il n’y en avait eu aucune autre dans l’histoire du royaume.

Philippe d’Orleans aime l’art, la musique, le théâtre. Il peint et grave (on lui doit entre des illustrations pour une édition de Daphnis et Chloé) ; il compose (dont deux opéras, Hypermnestre et Penthée). À peine arrivé au pouvoir, il charge des émissaires de faire venir à Paris des comédiens d’Italie. Et le 18 mai 1716, une nouvelle troupe italienne, constituée de Luigi Riccoboni dit Lélio, de sa femme (Flaminia), de son beau-frère (Mario) et de son épouse (Silvia), de Thomassin qui joue l’Arlequin et de quelques autres, fraîchement arrivée sur les rives de la Seine, joue pour la première fois au Palais-Royal. Bientôt, la scène de l’Hôtel de Bourgogne est remise en état et la troupe de Lélio s’y installe : voici la nouvelle Comédie-Italienne. Elle ne joue d’abord qu’en italien, d’une part des pièces improvisées sur des canevas, commedia dell’ arte, d’autre part de grandes pièces sérieuses, comme La Vie est un songe, adaptation en italien de la pièce célèbre de Calderón de la Barca.

Mais le public se désintéresse vite de la nouvelle troupe, en particulier parce que la culture de la langue italienne, très présente au siècle précédent — la marquise de Sévigné, par exemple, lisait Le Tasse dans le texte — s’est quelque peu perdue. Les théâtres forains de plus ont habitué le public à une partie du répertoire de l’ancienne troupe, celui qui avait été imprimé vers 1700 à l’initiative d’un des anciens comédiens italiens, Gherardi : des pièces en français. Sans doute les Parisiens veulent-ils voir ou revoir cela. De sorte que dès 1718, les nouveaux Comédiens Italiens commandent des pièces nouvelles en français et les inscrivent à leur répertoire. La première qu’ils jouent est due à Jacques Autreau, elle s’appelle Le Naufrage au Port-à-l’Anglais et a été rééditée en 1972 dans l’anthologie Théâtre du xviiie siècle de la Pléiade. C’est justice, elle y a sa place. (Parenthèse : Jacques Autreau est a l’origine du livret de Platée, qui a été remanié par Adrien-Joseph (Le) Valois d’Orville avant d’être mis en musique par Rameau.) L’auteur français le plus fameux que la Comédie-Italienne se soit attaché est Marivaux, qui y donne ses premières pièces, dont surtout Arlequin poli par l’amour, en 1720. La Double Inconstance, Le Jeu de l’amour et du hasard : pour les Italiens.

Mais avant qu’ils n’enrôlent Marivaux, les Comédiens Italiens s’attachent Fuzelier. Car avec tout cela, je n’en ai pas encore tellement parlé... Eh bien, ce sera pour un prochain épisode.

Rédigé par L’Audience du Temps

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